Page d’accueil actuelle de WeGame, la plateforme concurrente de Steam développée par Tencent. | Capture d'écran

Francis Ingrand est président de Le Game, label du jeu vidéo français à l’export, directeur délégué à l’international du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) et président de Plug In Digital, plate-forme de jeux indépendants implantée en Chine. A l’occasion du Game Camp, première université d’été du jeu vidéo français, les 6 et 7 juillet à Lille, il a répondu aux questions du Monde sur l’explosion du marché chinois et de ses acteurs, comme Tencent.

Quel est le plus grand succès d’un jeu français en Chine ?

Je n’ai pas de chiffres, mais je sais que Dead Cells, ça cartonne.

La Chine représente 30 % des ventes de jeux payants de votre entreprise. Les joueurs chinois sont donc réceptifs à la production occidentale ?

A ma grande surprise, ils le sont. Tout le monde disait que les joueurs chinois ne consommaient que des free-to-play [des jeux gratuits d’accès], mais en l’espace d’un an, on a multiplié nos ventes par six, et on s’est retrouvés avec une grosse communauté de joueurs qui achètent.

Le jeu français « Dead Cells » a connu un important succès en Chine, montrant la popularité nouvelle des productions occidentales. | Motion-twin

Qu’est-ce qui explique ce boom ?

La première raison, c’est que beaucoup plus d’entreprises font l’effort de localiser les jeux en chinois. La seconde, c’est l’usure du free-to-play. On sent une envie de jouer un peu à autre chose. La troisième, c’est Steam qui commence à se faire une petite place en Chine. On voit aussi des youtubeurs chinois qui donnent envie à leur audience d’essayer des titres différents de ce qu’on leur sert depuis dix ans.

Pourquoi les joueurs chinois ne sont-ils plus fermés au modèle premium ?

Leur pouvoir d’achat grimpe. Là où le premium marche le plus, c’est dans les pays développés. On se retrouve en Chine avec des dizaines de millions de joueurs qui n’ont plus de problème avec l’idée de payer pour jouer. Il faut tout de même diviser les prix par trois. Ce que l’on vend 10 euros ici, il sera à l’équivalent de 3,50 euros en Chine.

Enfin, le dernier point, c’est le gros travail de fond de géants locaux comme Tencent ou NetEase. Ces acteurs-là ont accès à une audience faramineuse, et possèdent leur boutique en ligne avec leurs propres jeux premium.

Vous attendez-vous à ce que les géants comme Tencent, déjà numéro un mondial en chiffre d’affaires, viennent concurrencer les plates-formes occidentales hors de Chine ?

Si l’on regarde ce qu’ils sont en train de faire, oui. Ils développent actuellement leur propre client de type Steam [la principale plate-forme mondiale de distribution de jeux ordinateurs] pour la Chine, WeGame. Ils prennent des participations de l’ordre de 5-10 % dans plein d’entreprises occidentales, comme [l’éditeur suédois] Paradox. Cela va leur permettre d’inciter ces derniers, le moment venu, à publier en priorité sur leur plate-forme. Si j’étais le PDG de Tencent, c’est ce que je ferais : j’ai une position sur la Chine, j’investis dans des développeurs occidentaux pour les distribuer en Chine dans un premier temps, et à un moment donné j’ouvre à l’Occident, avec des moyens et des exclusivités. C’était exactement le modèle de Steam au départ.

« Cities: Skyline », de Paradox Interactive, est déjà exclusif à la plate-forme de Tencent, en Chine. | Paradox Interactive

De la même façon qu’il y a eu un moment japonais dans le jeu vidéo dans les années 1980, s’oriente-t-on vers un moment chinois ?

Effectivement, on peut s’attendre à ce que de plus en plus d’acteurs chinois rachètent des entreprises occidentales. Mais je ne pense pas que la production chinoise va devenir majoritaire, parce que de ce que j’en vois, d’un point de vue créatif, ils sont assez loin de ce qu’on sait faire, en Occident ou au Japon.

Au Salon de l’E3, en juin dernier, le PDG Wangyuan, Xianming Meng, évoquait au contraire la fin d’un complexe d’infériorité. Il n’y a pas eu de progrès ?

Honnêtement, cela reste assez bas. Vraiment. Le niveau monte, bien sûr. Les développeurs chinois ont des moyens et ils apprennent, mais ils n’ont pas la culture du jeu vidéo que l’on peut avoir de notre côté depuis trente ou quarante ans. Crash Bandicoot, les créateurs chinois connaissent à peine. Il n’y a pas Nintendo. Ils n’ont pas été nourris par tous les jeux que nous avons connus.

Certains développeurs français semblent justement redouter des plagiats.

C’est vrai. Un jeu comme A Normal Lost Phone, qui est un succès, nous avons voulu l’éditer en chinois. Un partenaire nous a appris qu’il existait déjà : un type avait plagié le jeu, l’avait traduit et le vendait en Chine. Apparemment, c’est assez fréquent.

Vous avez des moyens pour vous protéger ?

C’est compliqué. D’où l’importance de travailler avec des partenaires sérieux, des entreprises qui font des milliards ou des centaines de millions de chiffre d’affaires, qui ne vont pas s’amuser à ça. Mais les jeunes pousses qui sortent de nulle part, attention.

Le rapport de force semble très défavorable aux créateurs français…

C’est d’autant plus vrai que les boutiques en lignes sont envahies de jeux et qu’à ce niveau de concurrence, les géants chinois ont une position dominante. Nous avons encore pour nous notre talent créatif, et un savoir-faire pour les jeux occidentaux. Je ne suis pas de ceux qui crient que la Chine à dix ans va nous voler tout notre travail. Mais il y a un risque que Tencent rafle tout s’il a envie de tout rafler, qu’il acquière une position ultra-dominante au niveau mondial, et imposent ses vues éditoriales et ses envies.

Tencent place ses pions. Trois des jeux les plus joués au monde – « League of Legends », « Clash of Clans » et « Clash Royale » – appartiennent au groupe chinois. | Supercell

Dans cette partie d’échecs entre Tencent et Valve, l’éditeur de Steam, que fait Valve ?

Ils ont adapté Steam au marché chinois. Aujourd’hui il est accessible, alors qu’il y avait des rumeurs disant que le gouvernement chinois le bloquerait, or il n’en a rien été. Ils ont réussi à nouer des partenariats avec Snake Games, une entreprise chinoise, pour [leur jeu compétitif en ligne] DotA. Ils sont suffisamment malins pour être présents en Chine et faire des joint-ventures, ce qui est le minimum syndical pour être sur ce marché.

Le prochain jeu de Riot, l’éditeur de League of Legends, jeu le plus joué en Occident et aujourd’hui propriété de Tencent, pourrait-il donner un avantage décisif ?

C’est sûr. On voit déjà à quel point point League of Legends est ultraprésent, le prochain jeu de Riot sera très important, comme le prochain jeu de Supercell [éditeur des succès Clash of Clans et Clash Royale, également propriété de Tencent]. Si vous alignez le nombre de joueurs, c’est déjà assez monstrueux. Mais c’est passionnant, car cela fait bouger les lignes.

Selon vous, à quel horizon le rapport de forces peut-il basculer au niveau mondial ?

Je dirais à cinq ans. Pour l’instant cela reste de la cohabitation. On sent que certains acteurs chinois poussent leurs pions. Mais ils sont patients.