Théâtre de rue (pas dans la rue) à Aurillac
Théâtre de rue (pas dans la rue) à Aurillac
Par Clarisse Fabre (Aurillac, Cantal)
En dépit d’un contexte morose, la fête a pris le dessus lors de la 32e édition du Festival international organisé dans la cité du Cantal.
« Dévêtu(e) », performance de la compagnie Thé à la rue. / Vincent Muteau
Il est 6 heures du matin, vendredi 25 août, et l’on ne peut dire si Aurillac s’éveille ou s’endort. Les mines fatiguées des festivaliers croisent les silhouettes colorées des agents de nettoyage. Comme un chassé-croisé dans la pénombre de la rue des Carmes, l’une des plus passantes et bruyantes night and day. La nuit et bientôt le jour : encore trois heures pour finir d’aspirer les trottoirs, asperger le bitume, et la fête repartira pour deux tours de cadran.
Les éboueurs, qui étaient en grève il y a quelques jours, ont repris le chemin des poubelles. Ils vident, elles se rempliront. Le soleil commence à peine sa course, et l’équipe de travailleurs sociaux finit sa tournée nocturne qui a commencé la veille, à 23 heures... Les douze hommes ne sont pas couchés. C’est bientôt l’heure de la réunion avec la ville, la préfecture et l’équipe du Festival international du théâtre de rue, dont la 32e édition a ouvert ses portes mercredi 23 août.
En chiens de faïence
Plus d’une fois, autour de la table, les uns et les autres se sont regardés en chiens de faïence. Le dispositif de sécurité, avec filtrage du public à l’entrée du centre-ville, a été source de tensions. Sans parler des caméras de surveillance, placées au dernier moment dans les endroits stratégiques. Alors, cette nuit, tout s’est bien passé ? « Une nuit sans heurt avec des ambiances diversifiées. On observe une certaine normalisation des comportements des festivaliers », résume le sociologue Pierre Coupiat, qui arpentait lui-même les rues, auscultant les pratiques festives des jeunes.
Cela ne s’arrête jamais, dans la petite commune du Cantal, depuis que le maire (PS) Pierre Mathonier a « donné les clés de la ville » , lors de la cérémonie d’ouverture. Une jeune femme noire, buste nue, qui montait à cru un cheval blanc, a traversé la ville pour symboliser ce moment. Plus de 600 compagnies qui jouent pendant quatre jours, jusqu’au 26 août. Du centre-ville à la périphérie.
« Les fils par ma fenêtre »
Ainsi, une superbe fresque murale de la star coréenne Cryptik a été inaugurée dans le quartier Brouzac, à l’initiative de Dixième art, dont la deuxième édition du festival s’achevait au moment où celui des arts de la rue commençait. Un immense mandala aux couleurs chaudes sur un bâtiment HLM. Inauguration, discours : les trois dames qui prennent le frais dans leur siège pliable, au bas de l’immeuble, ont bien aimé ces quatre jours de fabrication, avec l’artiste dans sa nacelle. « Comme j’habite au premier étage, et qu’il avait besoin d’électricité, on a fait passer les fils par ma fenêtre », raconte l’une d’elles. Les petits ont adoré. « Ça les a occupés un peu ». Le directeur de 10e Art, Vincent Piétri, espère juste que l’aventure va continuer, car les soutiens publics pourraient venir à manquer.
Tentative(S) de Résistance(S), de la compagnie Bouche à Bouche. | Vincent Muteau
Chez les artistes de rue, ce n’est pas la grande forme non plus. On se rebelle, non pas en brandissant le poing, mais par des actions artistiques. Pour manifester son opposition au dispositif de contrôle des festivaliers, le patron du festival, Jean-Marie Songy, a rebaptisé la manifestation : c’est l’édition 69, l’érotisme et l’amour en guise de résistance. Sur les brassards de l’équipe du festival, on lit les mots « séxurité » et « suspect ».
La programmation officielle, avec ses 21 compagnies, décline le slogan. L’une des performances les plus courues du « in » s’intitule Dévêtu(e), de la compagnie Thé à la rue. On ne va pas dévoiler le protocole, ni les expériences, mais imaginez un univers sensoriel, où l’on vous invite à reconsidérer votre corps, et celui d’autrui. Il y a quelque chose de l’ambiance – bien barrée – du film Lobster (2015), le homard du Grec Yorgos Lanthimos. La cruauté en moins. Ici, on ne vous menace pas de vous transformer en animal si vous échouez à trouver un partenaire.
Marie-Do Fréval, autre artiste du « in », est la vedette trash de l’édition. Deux pleines pages dans La Montagne, jeudi 24 août. Face à l’état d’urgence, la fondatrice de la compagnie Bouche à Bouche a écrit un spectacle d’une rage et d’une justesse jubilatoires, Tentative(S) de Résistance(S). Et si la Marianne de la République se mettait à parler ? En cinq personnages, la comédienne « décalotte » l’époque. Elle n’a pas froid aux yeux, comme on dirait. Elle est la réincarnation du Général de Gaulle, Marie de la Gaulle en uniforme et gode de rigueur, en caoutchouc noir. Le plus grinçant des caricaturistes aurait-il pu imaginer pareil dessin ? Les personnages de Marie-Do Fréval sont de chair, brûlante.
A Aurillac, la fête a triomphé, même si les habitués assuraient que les rues étaient un peu moins pleines. C’est un signe, l’immense camping municipal de la Ponétie, en périphérie de la ville, qui peut accueillir plus de 6 000 personnes, est loin d’être complet. « On est à moins 1 000 », explique la dame à l’accueil. C’est la crise, et Garniouze Inc. égrène la liste de victimes d’un siècle de guerre économique mondiale, d’après un très beau texte d’Enzo Cormann, Je m’appelle, écrit en 1999.
« Je m’appelle », de Garniouze Inc. | Vincent Muteau
Les chiens des néo-punks, eux, sont bien au rendez-vous. Vivants, libres, une pub pour croquettes ! Il y a même Dog Man, dans le « off », élégant guitariste grisonnant avec son chiot perché sur l’épaule. Côté animal de ferme, voici Just Filip, filiforme jeune homme moulé dans une combinaison de vache, qui chante sa pop disco tous les soirs, rue des Carmes. Un petit côté Philippe Katerine, plus inspiré par la peau de cochon...
On a retrouvé Martine
Que d’animaux, vrais ou fictifs, lors de cette édition. Et une « revenante » aussi. Dans une rue proche de l’Hôtel de Ville, on a retrouvé Martine, l’héroïne de la série Martine à la danse, Martine à la plage, etc. Comme sortie du livre pour enfants – mêmes boucles, joie de vivre et rose sur les joues –, elle est devenue une superbe jeune femme qui manie le cerceau. Elle peut en faire tournoyer six, taille, bras et tour de jambe, jusqu’à la pointe du chausson... Le cercle des fans ne cessait de s’agrandir autour de Suschia Philipson.
Lors de cette édition hautement imprévisible, une manifestation a été annoncée pour jeudi 24 août, 18 heures, « à l’ouest de la ville », mais n’a pas eu lieu. A l’heure dite, les agents de la sécurité privée et les forces de l’ordre guettaient l’artiste en colère, comme les surfeurs la vague furieuse. Mais finalement rien, les compagnies n’ont pas fait (trop) de vagues. Il pouvait être tentant de refuser de jouer, de protester contre l’état d’urgence. Mais la période économique est tellement fragile, et l’enjeu d’une représentation à Aurillac si décisive, que l’envie de grève est passée. Des élus locaux renoncent à organiser des événements culturels dans l’espace public, devant les difficultés. Et la diffusion des spectacles est en baisse.
Moins de cirque, et moins de pain... Les professionnels des arts de la rue ont donc sagement attendu le rendez-vous prévu jeudi 24 août avec la directrice générale de la création artistique, Régine Hatchondo, déjà présente du temps de François Hollande. Ils lui ont présenté – une nouvelle fois – le carnet de doléances. Ils n’attendaient pas d’annonce particulière, et rien n’est venu, mise à part l’annonce d’une mission interministérielle (culture et ministère de l’intérieur) sur l’art dans l’espace public en période d’état d’urgence. Pour les arts de la rue, ce sera donc vache maigre.