Dans les coulisses des crossovers de jeux vidéo
Dans les coulisses des crossovers de jeux vidéo
Par William Audureau
A l’image de « Mario + The Lapins crétins », les jeux vidéo se sont fait une spécialité des échanges d’univers.
Héros du jeu vidéo « Mario + The lapins crétins », crossover entre les univers de Nintendo et d’Ubisoft. / Ubisoft
« It’s-a BWAAAH, Mario ! » Voilà l’une des rencontres les plus inattendues de l’année : mardi 29 août, le célèbre plombier de Nintendo partage l’écran avec les léporidés facétieux de l’éditeur français Ubisoft, dans Mario + The Lapins crétins : Kingdom Battle, sur la console de jeu Switch. Dans l’ombre des géants des comics Marvel et DC, grands coutumiers des bras de fer entre univers, le jeu vidéo s’est peu à peu imposé comme l’un des médias les plus friands de ce type de rencontres improbables.
« Le terme “crossover” vient des comics », resitue Alexis Blanchet, maître de conférences à Paris-III et spécialiste des relations entre cinéma et jeux vidéo. « Les publics sont aujourd’hui habitués à ces cohabitations d’univers et aux reconfigurations qu’elles engendrent. » Et l’industrie ne s’en prive pas, à l’image de l’intégration de l’athlète Usain Bolt dans la simulation de football Pro Evolution Soccer 2018, ou encore du jeu de combat Marvel vs Capcom Infinite, prévu le 14 septembre.
Des motivations très variables
En tant que constructeur de consoles, Nintendo peut ainsi remplir son planning de sortie de jeux exclusifs. « Il y a un intérêt de catalogue pour nous à avoir Mario + The Lapins crétins maintenant, d’autant que la Switch est à nouveau disponible en France », se félicite Philippe Lavoué, directeur de Nintendo France.
Le partage de licences n’a rien d’anodin. A chaque fois que Nintendo a souffert d’un manque de titres, la firme japonaise a prêté ses héros à des éditeurs tiers, dès Mario et Peach dans NBA Street Vol. 3 en 2005 à Minecraft aujourd’hui avec ses décors Super Mario Bros., ou bientôt le jeu de football mécanique Rocket League, qui proposera une voiture Metroid. « Céder ses personnages phares, c’est faire preuve de bonne volonté et faire de la place aux éditeurs tiers », explique Alexis Blanchet.
Pour un pur éditeur, la logique est différente. Spécialiste historique du genre, Capcom a longtemps été le moteur des rencontres interunivers, de X-Men vs. Street Fighter (1997), à Street Fighter x Tekken (2012) en passant par Capcom vs. SNK (2000). « La logique agonistique permet de démultiplier les possibilités d’affrontement et de répondre à la vieille question des comics des années 1970 : “Qui est le plus fort ?” Cela permet aussi de faire se rencontrer des communautés de joueurs. Le calcul, c’est de multiplier les ventes par deux », analyse Alexis Blanchet. Si Ubisoft refuse de commenter les perspectives commerciales de son crossover avec Mario, Xavier Manzanares, l’homme à l’origine du projet, reconnaît qu’au sein des locaux de l’éditeur, « au vu de l’engouement autour de la sortie, on boit du petit-lait en ce moment ».
Les crossovers vidéoludiques intéressent également des firmes qui ne viennent pas de l’industrie. On a ainsi vu la Fox, assez coutumière du fait en cinéma avec Alien vs. Predator, prêter ses monstres aux développeurs du sanglant Mortal Kombat X. Quant à Marvel, cela fait désormais vingt ans que ses personnages rencontrent régulièrement ceux de Capcom. « Quand la société a commencé dans les années 1990, c’était surtout une tentative d’explorer toutes les pistes imaginables pour sortir du rouge. Aujourd’hui, c’est dans la logique de Marvel Entertainment de surfer tant qu’ils peuvent sur le succès [des films] de Marvel Studios », explique Jean-Christophe Detrain, auteur de Dans les coulisses du Marvel Cinematic Universe (Third Editions, 2011).
Logiques d’ascendance
Et puis, il y a les logiques de production. « Les équipes de développement ont des calendriers qui leur sont propres, et il n’est pas toujours facile de trouver le temps », reconnaît Philippe Lavoué. Les jeux Tekken x Street Fighter et Street Fighter x Tekken ont tour à tour été développés par Namco et Capcom, une manière de faire souffler ces équipes tout en continuant d’exploiter ses univers.
C’est pourquoi Mario + The Lapins crétins a été essentiellement développé à Montreuil et Milan par Ubisoft, un des partenaires privilégiés de Nintendo. « Le premier meeting à Kyoto avec [le pape créatif de Nintendo] Shigeru Miyamoto, le message était très clair : “C’est un jeu Ubisoft, c’est votre jeu, c’est votre vision, je le respecte. On est là pour vous challenger sur notre expertise et vous accompagner”, cite Xavier Manzanares. C’était clair et transparent. »
Car ces collaborations entre acteurs de taille ou de culture différentes apportent forcément leurs lots de contraintes. « On rentre dans des négociations plus fines, il y a des relations de contrôle, des ascendances d’entreprise les unes sur les autres », observe Alexis Blanchet. La série Mario & Sonic aux Jeux olympiques implique même trois ayants droit différents : Nintendo, SEGA et le CIO.
En coulisses, le contrôle est permanent. Pour Mario + The Lapins crétins, son producteur Xavier Manzanares a passé deux fois trois heures par semaine en visioconférence avec Nintendo pendant trois ans. « Ils valident absolument tout, le moindre mouvement de Mario, le moindre geste, la direction de son regard dans une cinématique, les dialogues dans chaque langue… C’était un gros challenge », reconnaît-il.
« Des rêves de joueurs »
Pas question pour autant de réduire la pratique du crossover à une simple histoire de business. La rencontre entre Mario et les lapins crétins était toutefois « un projet passionnel » avant tout, insiste Xavier Manzanares. « Les créateurs ne connaissent pas les frontières des entreprises, ils jouent d’abord à réaliser leurs rêves de joueurs », démystifie Philippe Lavoué. Est-ce parce que le crossover tient volontiers du plaisir enfantin de mélanger les figurines de son coffre à jouets, ou ses héros populaires préférés ?
La mission des équipes est parfois plus créative que commerciale. « Dès le départ, il y avait ce mandat très fort, relate Xavier Manzanares. Shigeru Miyamoto nous a dit : “Vous m’avez surpris, continuez à me surprendre et vous surprendrez les joueurs.” On n’aurait pas pu faire un jeu classique. » Dont acte.
Mais il ne suffit pas d’associer deux héros pour avoir un jeu. Direction artistique commune, narration, et même facultés spéciales… tout doit être remis à niveau pour permettre à deux univers de se marier. Dans Super Smash Bros., la princesse Peach a ainsi dû apprendre à se battre ; dans SoulCalibur IV, l’épée de Dark Vador a été affaiblie pour ne pas déséquilibrer le jeu ; dans Marvel vs. Capcom Infinite, le petit raton laveur Rocket Raccoon est bardé de gadgets pour faire face aux boules de feu de Ryu et ses acolytes.
Un perpétuel travail d’ajustement, qui implique non seulement héros, mais aussi véhicules, décors, musiques, esprit, humour… avec le risque ou la tentation de basculer du côté d’un univers plutôt que de l’autre. « Ces œuvres de patchwork produisent un résultat parfois étonnant – comme la dimension un peu scato des lapins crétins au contact d’un univers Mario féerique et policé », relève Alexis Blanchet avec malice. Au vu du succès critique du jeu, le pari est réussi.