L’e-sport, une belle affaire
L’e-sport, une belle affaire
Par William Audureau
L’industrie du jeu vidéo voit son intérêt à l’essor des compétitions vidéoludiques, qui pourraient faire leur entrée aux Jeux olympiques.
Espace de jeu géant occupé par ESL, marque de jeu vidéo pour les gamers de « League of Legends ». / CAMILLE MILLERAND POUR LE MONDE
La phrase est forte, directe, et d’une transparence rare. « On ne fait pas de l’e-sport pour faire joli, mais pour améliorer le bénéfice opérationnel et transformer les joueurs en relais de communication. Cela permet aussi de maximiser les ventes sur la durée ». Nous sommes en mai 2016 au Videogame Economics Forum d’Angoulême, et à l’occasion d’une table ronde sur l’e-sport, Benoît Clerc, le responsable jeux vidéo de l’éditeur Bigben Interactive, ne fait pas dans l’hypocrisie.
Depuis avril 2016, la France s’est dotée d’une association nationale regroupant les principaux acteurs du sport électronique (France eSports), et les joueurs disposent d’un statut juridique leur permettant d’en vivre de manière encadrée. C’est dans ce contexte que se tiennent les 1er et 2 septembre à Bercy les prestigieuses finales européennes de League of Legends, le jeu-phare de la scène e-sport. En attendant – qui sait ? – que les compétitions électroniques fassent leur entrée aux Jeux olympiques de 2024, comme le coprésident du comité Paris 2024, Tony Estanguet, l’a envisagé cet été.
Puissant outil commercial
Cette ruée vers l’e-sport est activement soutenue par l’industrie. Le syndicat des éditeurs de jeux vidéo, le SELL, qui représente les intérêts de toute la profession, est notamment membre cofondateur de l’influente France eSports. Et les ambitions de l’e-sport sont importantes : au printemps 2016, l’un des trois studios développeurs de Call of Duty, Treyarch, avait suggéré que le célèbre jeu de tir pourrait un jour rejoindre le programme olympique. Et pas seulement par amour de Coubertin.
Pour ces entreprises, l’e-sport représente un puissant outil commercial. Antoine Frankart, de la société spécialisée Toornament, voit plusieurs raisons à cela. « Son premier intérêt, c’est d’être un outil marketing pour faire la promotion d’un jeu », expliquait-il début juillet à la première édition du congrès professionnel Game Camp, à Lille. Les coupes du monde de Trackmania ont boosté les téléchargements du jeu et les ventes de ses extensions, relève-t-il, tandis que les tournois de Just Dance ont permis à Ubisoft d’obtenir des reportages sur TF1 et M6 – autant de visibilité en plus pour le jeu.
Durée de vie des jeux augmentée
Autre atout, « l’e-sport permet de garder sa communauté active, qu’elle continue à jouer et être motivée ». Améliorer la durée de pratique d’un jeu, la rétention, a une conséquence naturelle : « Augmenter les revenus par utilisateur : plus un joueur reste dans un jeu, plus il va dépenser. Il va acheter des skins [des vêtements virtuels], des DLC [des extensions payantes], etc. »
Cette appétence pour le temps long tranche avec les habitudes du milieu. « Avant, on avait coutume de dire qu’un jeu vidéo, c’est comme une salade fraîche : on a trois jours pour la mettre en rayon et la vendre, ou bien elle est bonne à jeter », résume Benoît Clerc. Dans les faits, l’essentiel des ventes d’un jeu vidéo classique survenait souvent dans les trois semaines qui suivent son lancement. Aujourd’hui, l’e-sport permet de les transformer en longsellers : les jeux les plus pratiqués durent plusieurs années.
Enfin, dernière raison, « créer de nouvelle formes de revenus ». Par exemple, pour son prestigieux tournoi sur DotA2, The International, Valve vend des tickets pour assister à la finale et télécharger des objets spéciaux. 25 % du montant sont reversés dans le cash prize (les primes financières), le montant des récompenses permettant en retour d’accroître l’attractivité de l’événement.
Trois étapes dans l’ascension de l’e-sport
Ce que l’on soupçonne moins, c’est que ces compétitions de jeu vidéo n’ont rien de nouveau. Dès 1993, le magazine spécialisé Player One se faisait le relais de tournois de jeux vidéo, comme sur le jeu Jimmy Connors Pro Tennis au stade Jean-Bouin à Paris ou les simulations Virtua Racing et F1 Pole Position à Lyon Expo. Mais à l’image d’un tournoi national de Street Fighter II annulé en 1994, ces événements étaient encore très amateurs.
Selon Antoine Frankart, l’explosion de l’e-sport moderne s’est jouée en trois étapes. D’abord le lancement de League of Legends en 2009, avec sa gratuité d’accès, ses compétitions en ligne et sa richesse stratégique, qui l’a propulsé en trois ans au rang de jeu PC le plus joué au monde ; ensuite l’émergence en 2011 de la plateforme de visionnage Twitch, qui a permis la diffusion de parties d’experts ; et enfin l’organisation à partir de 2013 des « League of Legends Championship Series », première compétition de jeu vidéo dotée de moyens professionnels.
Résultat ? Huit ans après ses premiers pas, League of Legends reste le jeu le plus regardé au monde sur Switch – et probablement le plus joué, avec 100 millions d’utilisateurs chaque mois au dernier décompte, en septembre 2016. « C’est vrai qu’à partir du moment où un joueur a un jeu qui lui plaît et qu’il peut constamment s’améliorer et rencontrer des gens, c’est une attache émotionnelle supplémentaire. L’e-sport, ça permet de faire durer League of Legends dans le temps. C’est ce qui manquait aux autres jeux », convient Guillaume Rambourg, de Riot Games France.
Le joueur reste roi
On parle désormais d’un marché estimé à 892 millions de dollars juste pour 2016, selon Super Data. Attention toutefois aux déceptions : pratique par nature sélective, l’e-sport favorise une petite grappe de jeux disciplines, qui vont concentrer l’intérêt des joueurs au détriment des autres. Benoît Clerc le reconnaît : la création d’un mode dédié sur le jeu de rallye WRC n’a pas multiplié directement les ventes. Même si en relançant régulièrement l’intérêt des joueurs par des événements dédiés, il a permis d’enclencher une dynamique positive.
« Il faut être très humble, prévient Antoine Frankart. La réalité, c’est qu’on sait que ça ne marche pas de mettre du cash prize et de décréter son jeu e-sport. » Une idée partagée par Guillaume Rambourg, qui rappelle l’éclosion accidentelle de la scène compétitive professionnelle :
« Au début, “League of Legends” n’était pas du tout un jeu e-sport, juste un jeu multijoueur mais où les joueurs s’amusaient beaucoup. On s’est rendu compte qu’ils étaient demandeurs de tournois, on a donc créé cet écosystème. Mais dans un premier temps, il faut d’abord que le jeu soit fun. Le reste, c’est aux joueurs de décider. »
En attendant que ce soit, un jour, peut-être, au tour du CIO de le faire.