Tournoi des six Nations : l’Irlande ou la revanche d’un ancien bonnet d’âne
Tournoi des six Nations : l’Irlande ou la revanche d’un ancien bonnet d’âne
Par Alexandre Pedro
Samedi, les Irlandais visent le Grand Chelem contre l’Angleterre. Derrière cette réussite, il y a l’histoire d’un pays qui a mieux pris que d’autres le virage du professionnalisme.
L’Irlandais Sean Cronin célèbre son essai contre l’Ecosse, le 10 mars à Dublin. / PAUL FAITH / AFP
Certains ne jurent que par le modèle social suédois, d’autres par le dynamisme économique allemand. Bernard Laporte a lui aussi un modèle : il vient d’Irlande et le président de Fédération française de rugby (FFR) aime à le citer lorsqu’il s’agit de réduire cette présence étrangère dans le Top 14 qui nuirait, selon lui, à l’épanouissement des jeunes pousses français. « C’est ce que fait l’Irlande (…) et personne ne dit rien. Et je vois que ça leur réussit », avançait-il au Monde en janvier 2017. Depuis, l’exemple irlandais se porte toujours comme un charme.
Déjà assuré de la victoire dans le Tournoi des six nations, le XV du Trèfle pourrait y ajouter le grand chelem, le troisième après 1948 et 2009, en cas de victoire ce samedi 17 mars contre l’Angleterre à Twickenham. Qu’elle paraît loin cette époque où l’Irlandais était surtout brave et salué pour son figthing spirit, soit la vaillance de celui qui perd presque toujours à la fin.
Les adversaires voyaient alors dans le déplacement à Dublin une halte sans danger, l’occasion d’une visite dans ce stade hors du temps qu’est Lansdowne Road, ses tribunes en bois et son arrêt de train. Entre 1986 et 1998, le Trèfle porte vert pâle, abonné à la dernière place, à sept reprises, d’un tournoi qui se joue encore à cinq. « Cette sélection était un assemblage hasardeux de banquiers, d’étudiants, de professeurs et même de vétérinaires, elle avait une faculté collective à perdre sur un gros écart qui apparaissait toujours plus petit à mes yeux », décrivait en 2016 l’éditorialiste irlandais du Guardian Jonathan Drennan, avec un certain sentimentalisme.
Vive les provinces !
L’avènement du professionnalisme en 1995 aurait dû reléguer pour de bon l’Irlande au rang des nations périphériques. C’est tout le contraire. Pendant que le rugby tricolore débute sa guerre larvée entre les clubs et la FFR – avec les Bleus pour victime collatérale –, la fédération irlandaise (IRFU) comprend qu’il faut adapter les structures à ce nouveau monde. Pour répondre aux problèmes des internationaux tentés par les sirènes des clubs anglais et composer avec un vivier limité (moins de 100 000 licenciés contre 250 000 en France), l’IRFU décide de répartir ses meilleurs éléments au sein de quatre provinces (Munster, Leinster, Ulster et Connacht).
Et la concentration des talents donne très vite des résultats. Les provinces irlandaises (à l’exception du Connacht, l’éternel parent pauvre) remplissent l’armoire à trophées en Coupe d’Europe avec sept victoires depuis 1999. « L’Irlande est le seul pays qui, dans l’Hémisphère Nord, a adopté avec succès le modèle des provinces du Sud », observe l’historien et spécialiste du rugby Philip Dine. Au Pays de Galles, le big bang des provinces a, au même moment, laissé de côté un bastion historique comme Pontypridd et fait se marier des clubs en dépit des clivages historiques. En Irlande, à l’inverse, « la réappropriation des provinces historiques comme des franchises compétitives est plus naturelle et se trouve aussi au cœur de la réussite de l’équipe nationale », poursuit Dine.
Des « couples » qui durent
La sélection va ainsi longtemps s’appuyer sur le paquet d’avants du Munster et les arrières du Leinster et sa star, Brian O’Driscoll. Dans ce modèle, l’équipe nationale est au cœur de tout, la Coupe d’Europe prépare à l’intensité du niveau international et le Pro14, l’ancienne Celtic League, une simple mise en jambes. Le sélectionneur récupère des éléments frais et reposés pour fouler la pelouse de l’Aviva Stadium, bâti sur les décombres de Lansdowne Road et qui remplit les caisses de l’IRFU. Depuis 2009, le XV du Trèfle a gagné quatre tournois.
L’Irlande fête sa victoire dans l’édition 2018 dans l’Aviva Stadium, construit en lieu et place du vétuste Lansdowne Road. / CLODAGH KILCOYNE / REUTERS
Ce système donne un calendrier allégé à rendre jaloux n’importe quel travailleur du Top 14 et favorise le « jouer ensemble ». Le meilleur exemple reste la charnière formée par Peter Stringer et Ronan O’Gara dans les années 2000. Formé sur les bancs d’un collège de Cork, le duo évolue ensemble pendant presque deux décennies au Munster puis en sélection. Depuis, il a été remplacé par la paire formée par Conor Murray et Jonathan Sexton, tout aussi inamovible quand un Guy Novès avait usé neuf charnières en deux ans.
Mais à l’heure de fêter une 22e victoire dans le tournoi, tous les feux ne sont plus au vert. Peuple d’immigration, l’Irlande savait retenir ses rugbymen. C’était avant les signatures de l’ailier Simon Zebo au Racing pour la saison prochaine et les rumeurs de départ de Murray et d’autres internationaux. Peut-être les prémices d’un exode préjudiciable pour la sélection, alors que les franchises sont moins à la fête en Europe. A moins bien sûr que Bernard Laporte ne parvienne vraiment à plafonner le nombre d’étrangers en Top 14.