Au Kenya, l’industrie du cinéma veut profiter du succès phénoménal de « Black Panther »
Au Kenya, l’industrie du cinéma veut profiter du succès phénoménal de « Black Panther »
Par Marion Douet (Nairobi, correspondance)
Le film des studios Marvel, record absolu de fréquentation, pourrait donner le goût des salles obscures à la classe moyenne de Nairobi.
Des séances de cinéma complètes plusieurs jours à l’avance ? Au Kenya, on n’avait jamais vu ça. L’engouement autour de Black Panther a certes touché la planète entière, mais ici, le dernier film des studios Marvel a connu un succès particulier. Six semaines après leur sortie, les aventures des habitants du Wakanda ont attiré quelque 100 000 spectateurs dans les salles, pour des recettes d’environ 50 millions de shillings kényans (400 000 euros), selon les chiffres du groupe Century Cinemax, leader du marché.
Le chiffre peut sembler modeste, mais il s’agit au Kenya d’un record absolu. Avengers : l’Ere d’Ultron, qui occupait jusqu’ici la première place, avait rassemblé en 2015 moins de 30 000 spectateurs et amassé une dizaine de millions de shillings. Au-delà du Kenya, la performance de Black Panther est similaire dans toute l’Afrique de l’Est, souligne Century Cinemax.
« C’est le film parfait ici »
Au pimpant centre commercial Junction Mall, qui accueille l’un des plus grands cinémas de Nairobi (la capitale en compte neuf), Simone sort ravi, avec son fils, de la projection du début d’après-midi. Si le garçon, un soda en main, est encore exalté par « les scènes d’action et les combats », son père a surtout apprécié la symbolique. « C’est très différent des “black movies” américains habituels, où il y a toujours cette séparation, plus ou moins marquée, entre les Noirs et les Blancs », salue-t-il, évoquant aussi l’univers africain et « la logique d’indépendance ».
Un bon résumé, selon Jotham Micah, directeur du marketing de Century Cinemax, de ce qui a fait le succès du film au Kenya. « Black Panther, c’est le film parfait ici, se félicite-t-il en dégustant un cappuccino à la terrasse du Java House voisin. D’abord parce que les gens adorent les films de superhéros, ensuite parce qu’il y a une dimension africaine… et aussi parce qu’il y a Lupita. »
L’actrice Lupita Nyong’o, oscarisée pour son rôle dans Twelve Years a Slave et fille du gouverneur du comté de Kisumu, dans l’ouest du Kenya, a permis de braquer l’attention sur Black Panther avant sa sortie. Pour la première projection mondiale du film de l’Américain Ryan Coogler, le 13 février, elle était d’ailleurs attendue dans cette ville modeste des abords du lac Victoria. Si tout le gratin politique était présent, Lupita Nyong’o n’est finalement pas apparue, mais le buzz était là.
Séance en 3D
Le scénario a fait le reste. Le royaume du Wakanda, situé en Afrique, dépeint un pays technologiquement en avance sur le reste de l’humanité grâce à la possession et à la mise en valeur d’un métal aux propriétés multiples, le vibranium. Une civilisation africaine symbolique dont les influences culturelles ont été empruntées, par petites touches, à l’ensemble du continent. Dans les costumes, on aperçoit notamment des shukas, tissus traditionnels masaï, et d’épaisses couvertures inspirées de celles que portent les habitants des montagnes du Lesotho. Le Wakanda entend également représenter une société égalitaire où les femmes, cheffes de tribus, guerrières ou espionnes, tiennent des rôles de premier plan.
Lors de la première projection mondiale de « Black Panther », à Kisumu, au Kenya, le 13 février 2018. / YASUYOSHI CHIBA / AFP
« C’est ce qui m’a le plus plu, toutes ces femmes noires et fortes qui portent leurs cheveux au naturel », s’enthousiasme Mariam Hiba Maluk en sortant de la séance en 3D à Junction Mall. Enfin délivrée des examens de fin du premier trimestre, cette étudiante de 20 ans s’est ruée, avec son amie Sharon Ndunge Muoki, pour découvrir ce royaume africain « exemplaire » et tant salué par la critique. Elles y ont aussi trouvé des limites. « Qu’est-ce qu’ils ont fait avec ces accents ? D’où ça vient ? C’est exagéré et un peu ridicule », se moque ainsi Sharon.
Sur ce point comme sur d’autres, Black Panther n’a pas suscité que des louanges. « Au fond, c’est un film à propos d’un continent divisé, tribalisé, découvert par un homme blanc qui ne vise rien d’autre que ses ressources naturelles ; dirigé par une élite riche, avide de pouvoir, belliqueuse et féodale ; une nation qui, avec les meilleures armes et technologies au monde, n’a pas réussi à développer d’autres moyens de transfert des pouvoirs que les combats à mort et les coups d’Etat », a déploré le caricaturiste kényan Patrick Gathara dans une tribune au Washington Post. Le film, « fantastiquement bien fait », ne peut avoir germé selon lui que dans un esprit « néocolonialiste » et n’a d’ailleurs, ironise-t-il, pas manqué de répondre « au cliché du magnifique coucher de soleil africain ».
Un divertissement d’avenir
Loin de ces critiques, Century Cinemax se frotte les mains. Le succès de Black Panther pourrait bien marquer l’envol du secteur, selon le directeur marketing. « Une partie des spectateurs qui sont venus ces dernières semaines n’avaient jamais mis les pieds dans un cinéma, ils reviendront sûrement », souligne Jotham Micah. Son groupe, qui envisage d’ouvrir de nouvelles salles, voit dans le cinéma un divertissement d’avenir au Kenya, et plus particulièrement à Nairobi, où se concentre la classe moyenne de la première économie d’Afrique de l’Est. A 600 shillings (moins de 5 euros) la place – pop-corn offert –, l’activité vise avant tout cette frange minoritaire de la population.
L’effet domino ira-t-il jusqu’à la production cinématographique, une industrie encore confidentielle au Kenya ? Rien n’est moins sûr. Car les 17-25 ans, principaux clients des salles obscures, ne jurent que par les films d’action, note Jotham Micah. Outre Black Panther et Avengers, les principaux succès commerciaux ont été enregistrés par Wonder Woman, Captain America et Fast and Furious. Or cette demande est bien éloignée de l’offre locale : des films à petit budget, très « art et essai ».
« Nous les cinéastes kényans, nous aimons raconter des histoires sombres de vies difficiles, de slums [bidonvilles], parce que c’est ce qui nous touche », confesse le réalisateur et producteur Reuben Odanga, admettant que ses compatriotes viennent au cinéma pour se relaxer et passer un bon moment, loin de leurs soucis quotidiens. Lui qui ambitionne de tourner cette année son premier long-métrage – « une romance qui visera un public féminin » – reconnaît d’ailleurs avoir « a-do-ré » Black Panther.