Franziska Ullmann a-t-elle construit le premier quartier féministe de Vienne ? « En réalité, j’ai surtout fait preuve de bon sens, pour améliorer la qualité de vie de toutes et de tous », répond l’architecte autrichienne en déambulant dans les allées de Frauen Werk Stadt (« femmes, travail, ville »). Achevé en 1997, cet ensemble d’immeubles d’habitat social, construit par quatre femmes architectes, est devenu une référence internationale en matière de logement pensé pour l’égalité entre femmes et hommes.

Au cœur de ce projet : la volonté de faciliter au maximum les tâches du quotidien, qui restent majoritairement, en Autriche comme ailleurs, assurées par des femmes : s’occuper d’enfants, de personnes âgées, faire la cuisine, les courses, le ménage… « L’idée, explique Giulia Custodi, chercheuse en architecture et en politiques urbaines genrées, c’est de considérer la maison comme un lieu de travail, et de rendre plus facile la routine qui lui est associée. » Afin que ces tâches domestiques puissent, in fine, être mieux partagées entre les sexes.

Susciter les rencontres et la confiance

Premier geste fort, une crèche publique et un cabinet médical ont été installés au cœur de la résidence Frauen Werk Stadt. Mais ce qui frappe en visitant ce complexe d’immeubles modernes, c’est l’attention portée aux espaces communs. Des espaces protégés et piétons que partagent les 357 appartements : allées, jeux pour les enfants et les adolescents, bancs, jardins, garages à vélos… « L’idée a été de créer de vastes espaces sécurisants dont les gens se sentent responsables, explique Mme Ullmann. D’ailleurs, les bâtiments comportent six étages maximum et ont tous de larges fenêtres et des balcons, pour garder un lien fort avec ce qui se passe en bas. De sa cuisine, on a une vue directe sur l’allée piétonne et sur les jeux. »

A Frauen Werk Stadt, tout est fait pour susciter les rencontres, et générer cette confiance entre voisins qui facilite la vie : échange de services, de garde d’enfant, etc. Les couloirs et escaliers sont larges et éclairés par la lumière du dehors, « car quand il n’y a pas de lumière naturelle, on n’a pas envie de s’arrêter pour discuter ». Chaque étage ne comprend que quatre logements, pour éviter l’anonymat. La salle commune avec les machines à laver n’a pas été reléguée au sous-sol, mais installée au dernier étage, et s’ouvre sur un toit en terrasse aménagé. « Une idée simple, mais personne n’y avait pensé », poursuit l’architecte. Pour créer un sentiment de sécurité, le parking est éclairé par la lumière du jour, moins angoissante que les néons des souterrains. Et ainsi de suite.

Un bâtiment de Frauen Werk Stadt.

Depuis le projet pilote de Frauen Werk Stadt, la capitale autrichienne a engagé une cinquantaine de projets de développement urbain sensibles au genre — « gender mainstreaming », selon le vocabulaire de l’Union européenne, qui promeut cette politique. Une philosophie également appliquée en Allemagne, au Danemark et en Suède depuis plusieurs années, mais encore peu commune en France.

A Vienne, cette politique a pris une ampleur inégalée. Il faut dire qu’en termes d’urbanisme, la capitale de l’Autriche a une particularité : 60% des appartements de la ville sont des logements sociaux subventionnés par la municipalité - à Vienne, les HLM hébergent une bonne partie de la classe moyenne. La grande majorité des nouvelles constructions sont initiées par la ville.

Prise en compte de tous les âges de la vie

Pionnière sur ce sujet, la capitale autrichienne l’a aussi théorisé, en produisant guides, check-lists et articles sur ce thème qui s’étend, au-delà de la question de l’égalité femmes-hommes, à la prise en compte de tous les âges de la vie. Certains immeubles d’habitat social ont, par exemple, été conçus pour permettre des regroupements entre des personnes âgées, installées dans des appartements adaptés, et leurs enfants. D’autres sont construits avec des plans flexibles, dans lesquels on peut changer facilement le nombre de pièces selon les étapes de la vie.

A Vienne, l’urbanisme « sensible au genre » est l’aboutissement d’une longue réflexion, engagée en 1991. Cette année-là, Eva Kail, qui travaillait comme urbaniste à la mairie, organisait une exposition sur la place des femmes dans la ville. « On montrait des choses dont les gens n’avaient pas conscience, comme le fait que la majorité des automobilistes sont des hommes, ou que les femmes, qui assument davantage de tâches du quotidien, ont des trajectoires de déplacement très complexes. On a aussi abordé les questions de sécurité dans la rue. L’exposition a eu énormément de succès », se souvient Mme Kail. Une dynamique était lancée.

Un an plus tard, la ville se dote d’un bureau des femmes, qui traite particulièrement des questions de violence et de harcèlement, puis d’un bureau de coordination pour la planification urbaine chargé des besoins des femmes, rattaché à la direction générale de l’urbanisme.

Rudolf Bednar Park / JG

Aujourd’hui, s’il est un domaine où cette planification genrée est particulièrement visible, c’est dans l’aménagement des parcs. Après enquête, la mairie s’est aperçue que ceux-ci étaient désertés par les filles à partir de l’âge de 10 ans. Elle a alors initié toute une série de mesures pour inverser cette tendance.

Construit sur un ancien site industriel, le nouveau parc Rudolf-Bednar reflète cette volonté. Cette vaste étendue verte comporte un terrain de volley, des plates-formes îlots qui permettent de s’y rassembler, des hamacs dans des zones calmes, des toilettes… Entouré d’immeubles d’habitation, sans bosquet, grilles ou obstacle visuel, le parc a été conçu pour créer un sentiment de sécurité. Pour attirer les familles et les personnes âgées, dont la présence est un facteur de confiance, de nombreux jeux pour enfants, bancs au soleil ou à l’ombre ont été installés.

A Mariahilf, autre quartier pilote de cette politique, certains feux de circulation prévoient du temps supplémentaire pour les piétons pour traverser, des trottoirs ont été élargis, l’éclairage de nuit a été renforcé sur certains axes, des toilettes publiques ont été construites.

La signalétique également concernée

La ville a aussi engagé un travail sur la signalétique. Dans les bus, le pictogramme représentant une personne avec un enfant, prioritaire pour s’asseoir à certaines places, est présenté soit dans une version féminine, soit dans une version masculine. « De détails qui permettent de changer les représentations », affirme Ursula Bauer, chargée des politiques de « gender mainstreaming » à la mairie de Vienne.

Reste que cette approche suscite des critiques. En s’évertuant à différencier les comportements et besoins des femmes, ne risque-t-on pas de renforcer certains stéréotypes, qui assimilent les femmes à des victimes, à des mères ou à des personnes chargées du foyer ? « Ne rien faire équivaut à occulter la réalité des inégalités », répond Ursula Bauer. « L’effet positif du “gender mainstreaming” s’exerce sur la majorité des femmes, mais aussi sur un nombre croissant d’hommes, qui sont de plus en plus disponibles pour accomplir ces tâches », note Giulia Custodi.

Au-delà de l’urbanisme, cette prise en compte du genre s’est étendue à presque tous les services de la mairie de Vienne — sports, santé, social, développement économique —, avec des formations, et des experts référents sur ces sujets. Depuis 2005, la ville a aussi mis en place un budget sensible au genre : tous les départements doivent montrer qu’ils atteignent les hommes et les femmes de la même manière.

« Cette démarche a obligé les services à réfléchir à leur public, à mettre en place des comptages », explique Ursula Bauer. La mairie s’est aussi dotée d’une plate-forme en ligne, qui permet de voir pour chaque type de données lié à la ville,les différences d’usages entre hommes et femmes. Un levier « très efficace », selon Mme Bauer, pour révéler des inégalités parfois devenues invisibles.

Le Monde organise à Lyon, jeudi 17 mai 2018, un événement sur les villes inclusives et les innovations urbaines, avec, notamment, l’intervention de la ville de Vienne et une table-ronde sur la question du genre dans la ville. Inscription et programme ici (gratuit).