Bi Gan sur la plage du Majestic à Cannes, le 15 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Sélection officielle – Un certain regard

On découvrait en 2016 le fulgurant et miraculeux Kaili Blues, qui fit voir en Bi Gan – jeune ciné-poète de 27 ans, fils d’une coiffeuse et d’un chauffeur de taxi de la région pauvre et lointaine du Ghizou – rien de moins que la relève du cinéma d’auteur ­chinois. Etait-il seulement possible de ne pas être déçu au virage, si souvent fatal, du deuxième long-métrage ?

Il y a dans Un grand voyage vers la nuit (Di qiu zui hou de ye wan) trop de talent et de virtuosité pour qu’on l’affirme avec sérénité. Il n’en ­demeure pas moins que quelque chose ici a bougé, poussant le ­curseur poétique plus loin que le précédent film, au point de ­perdre tout lien avec le réel, signe toujours inquiétant au cinéma, et de se perdre ipso facto soi-même dans ce désir osten­tatoire d’étrangeté et d’ailleurs. ­Il reste à Bi Gan suffisamment d’atouts dans sa manche pour que l’on considère non seulement avec attention, mais aussi admiration, son nouveau film.

Le récit affecte en surface la forme d’un polar classique

Pour autant qu’il soit possible avec un tel atomiseur de récit – la vraie famille de Bi Gan se trouve du côté des Andreï Tarkovski, ­David Lynch, Apichatpong ­Weerasethakul –, tentons d’en donner l’argument. Ce serait l’histoire d’un homme, Luo, ­possiblement tueur à gages, qui revient dans sa ville natale et se met à la recherche d’une femme jadis aimée, Wan Quiwen.

Huang Jue sur la plage du Majestic à Cannes, le 15 mai 2018. / STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »

Le récit affecte en surface la forme d’un polar classique – enquête d’un type souvent sonné qui ­tâtonne dans la nuit, voix off intérieure et mélancolique qui ­déroule ses pensées –, mais se situe à l’évidence du côté de la quête psycho-poétique. De fait, on pense à La Gravida en voyant ce film, ce roman de Wilhelm ­Jensen qui décrit l’obsession d’un archéologue pour un bas-relief représentant une femme qui marche, et qui va apparaître à plusieurs reprises, au cours de sa vie, sous forme tantôt de rêve, tantôt de réalité. On sait la ­fortune qu’eut le roman auprès de Sigmund Freud et des sur­réalistes, et c’est bien dans leur sillage que ce film semble avoir tissé sa songeuse et équivoque atmosphère.

Embardée conceptuelle

Horloge mystérieuse, photographie d’une femme cachée ­dedans, murs lépreux, mort du père, réminiscences d’une femme en robe de satin vert dont le souvenir vacillant motive la recherche du héros. Entre rêve et réalité, les figures du passage abondent : tunnels, grottes, mines, couloirs, ruissellements aqueux, nappes musicales ­brumeuses, montres, trains, et ces panoramiques alanguis qui ne cessent de nous faire passer d’un décor, d’une scène, d’un personnage à l’autre.

Rêve-t-on, veille-t-on ? Il est à supposer que le but réel du film est, à la longue, d’ôter au spectateur l’envie de se poser la question, et de plonger à son tour dans le courant de semi-conscience qui l’emportera le plus loin possible. A cet égard, Bi Gan renouvelle à mi-parcours le coup de force de son film précédent, en mettant au point un plan-séquence ­démentiel qui suit les déambulations de son héros, et dont on n’a pas eu la présence d’esprit (on y verra un bon signe) de vérifier s’il dépassait les quarante minutes de Kaili Blues.

Celui-ci est en tout cas nocturne et se complique d’une troisième dimension impromptue à laquelle les lunettes distribuées à l’entrée du film permettent d’accéder. Eu égard à l’absence d’agrément et de valeur ajoutée qu’apporte ici la 3 D, on est tenté de voir dans cette idée une embardée conceptuelle, un surlignage poétique qui ne s’imposait pas. Nul n’avait eu besoin de 3D pour savoir, en sortant de la séquence similaire de Kaili Blues, qu’il venait d’éprouver une autre dimension du cinéma.

Long Day's Journey into Night (Di qiu zui hou de ye wan) new clip official from Cannes
Durée : 02:49

Film chinois de Bi Gan. Avec Tang Wei, Huang Jue, Chang Sylvia (1 h 50). Sortie en salle le 22 août. Sur le Web : www.bacfilms.com/distribution/fr/films/long-days-journey-into-night et www.festival-cannes.com/fr/festival/films/di-qiu-zui-hou-de-ye-wan