La sélection littéraire du « Monde »
La sélection littéraire du « Monde »
Chaque jeudi, dans « La Matinale », la rédaction du « Monde des livres » vous fait partager ses coups de cœur, à retrouver en librairie.
LES CHOIX DE LA MATINALE
Cette semaine, nos lectures vous feront prendre le large. Direction l’île grecque d’Æaea, avec la magicienne féministe Circé, qui reçut sur ses terres bien d’autres voyageurs qu’Ulysse. Ceux qui préfèrent les océans liront Traversée, journal de bord tenu par le capitaine d’une ferme flottante, entre Rouen et les Antilles. Yves Lacoste publie quant à lui ses Mémoires de géographe, un récit de voyages, de rencontres et de polémiques, décrites par ce fondateur de la géopolitique moderne.
ROMAN. « Circé », de Madeline Miller
Voilà une femme entrée dans la mémoire collective pour avoir balancé ses porcs. De Circé, on retient généralement qu’elle est cette déesse et sorcière transformant en cochons les compagnons d’Ulysse. Pourquoi ? Pur caprice, suggère Homère, qui fait intervenir au chant X de l’Odyssée cette créature auprès de laquelle le héros rester pendant une année, et qui va se montrer de bon conseil pour son amant.
La dichotomie entre ces facettes de Circé a donné envie à Madeline Miller de lui consacrer un roman. L’écrivaine américaine remonte jusqu’à la naissance de cet être mythologique pour nous la rendre proche. Se rapprocher des mortels, du reste, est ce à quoi aspire depuis toujours ou presque Circé, fille du soleil, Hélios, et d’une naïade. Après avoir transformé la nymphe Scylla en monstre marin, elle est exilée sur l’île déserte d’Æaea.
Immortelle, elle voit défiler les siècles et les personnages fameux, Hermès, Athéna, Prométhée, Dédale, le Minotaure, Jason et Médée, et puis, bien sûr, Ulysse, dont elle aura, après son départ, un fils…
De ces histoires célèbres, Madeline Miller expose toute la puissance d’évocation. Elle les donne à voir sous un jour neuf, en pulvérisant les couches de marbre qui les recouvrent. Surtout, la manière dont elle fait raconter les événements par Circé participe du portrait dessiné de cette héroïne attachante et persévérante, de plus en plus lucide. Féministe, aussi. Elle n’est pas parfaite, et ce roman ne l’est pas non plus, mais l’un et l’autre dégagent un charme envoûtant. Après avoir lu Circé, on associera la sorcière d’Æaea à des centaines d’autres images que celle des cochons de l’Odyssée. Raphaëlle Leyris
« Circé » (Circe), de Madeline Miller, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Auché, Rue Fromentin, 436 p., 23 €.
RÉCIT. « Traversée », de Francis Tabouret
Récit surprenant du quotidien d’un soigneur d’animaux dans une ferme flottante entre Rouen et les Antilles, Traversée est un journal de bord du temps long, dans la compagnie de bêtes qui ne verront jamais la mer (barrée par des murs de conteneurs). Il devient au fil des pages une méditation poétique sur le temps, l’horizon, le mouvement : « Tous les jours, on vous rajoute une heure. Tous les jours une nouvelle heure vient s’enfiler à votre collier d’heures. Et on porte ses heures sur soi. Quand on se lève, quand on se couche. »
Mais le plus impressionnant dans ce court et beau premier texte où il ne se passe quasi rien, tient à la maîtrise époustouflante du rythme de la narration. A la précision redoutable de chaque mot, infusé d’expérience, de langueur, de vision. Et, comme le narrateur, on voudrait « ne pas s’approcher encore, s’arrêter juste là, dans cette eau, à distance, mouiller quelques jours au large ». Et repartir avec les moutons, les chevaux et les taureaux, dans l’odeur de l’écurie, des marins et de la mer. Nils C. Ahl
« Traversée », de Francis Tabouret, P.O.L, 260 p., 15 €.
RÉCIT. « Debout sur le ciel », de Paule du Bouchet
Dans les champs du Vexin, à chaque fois, les labours d’automne font remonter à la surface de la terre des rognons de craie et de silex que les agriculteurs entassent en pyramides sur le bord des champs.
Enfants, Paule du Bouchet et son frère Gilles, dans les promenades avec leur père, le poète André du Bouchet, les escaladaient tant bien que mal. Enfin, juchés sur l’instable sommet, il leur semblait embrasser, de là-haut, un paysage différent. Et à quelques enjambées de là, le père écrivait dans un de ses carnets, une phrase, une esquisse, une sensation. Une bribe de poème cueillie chemin faisant.
Debout sur le ciel est le livre de la mémoire de tous ces brefs instants qui ne passent pas avec l’âge et la disparition de ceux qu’on aime. Un livre vif d’émotions. De reconnaissance sensible. Paule du Bouchet se souvient de tout. C’est cette maison du Vexin, justement, à Dampsmesnil (Eure), si difficile à chauffer à la froide saison. Le charbon à la cave. Les repas de rien que la faim rend festins. La cueillette des herbes pour d’étranges salades, les rondes des mousserons et le pain fait maison.
Des jours où il semblait (et l’on peut bien y croire) que l’on peut tout faire en même temps et ensemble. Lire, écrire, marcher, raconter des histoires et réciter des fables, randonner à vélo sur les routes de campagne. Ecouter de la musique. Prendre la vie andante. Et penser finalement que l’absence d’une mère n’est qu’une fugue. A travers chants. Xavier Houssin
« Debout sur le ciel », de Paule du Bouchet, Gallimard, 128 p., 12,50 €.
MÉMOIRES. « Aventures d’un géographe », d’Yves Lacoste
L’unité d’une vie est peut-être une chimère. Mais la rechercher permet de réussir quelques bons livres, comme ces Mémoires qu’on écrit lorsque la vieillesse vient, et que, à la manière d’Yves Lacoste (né en 1929), l’un des fondateurs de la géopolique moderne et de la revue Hérodote, on a touché à tout dans le plus grand désordre apparent.
« Il me faut donner sens à cette diversité, que d’aucuns considèrent sans doute comme une incohérence », écrit-il. Classiquement, il passe, pour y parvenir, par deux voies : les fidélités et les buts, ce qui l’a constitué et ce qu’il espère avoir conquis. « A quoi ai-je donc servi ?, se demande-t-il à la fin du livre. Je crois avoir un peu secoué les géographes. »
Mais tout prend source dans la fidélité à son enfance, à son père géologue, au Maroc, où il est né, à ses maîtres et, plus que tout, à sa femme, l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin (1929-2016), rencontrée très jeune, jamais quittée, dont, nouée aux siennes, il raconte aussi la vie et la carrière. Ces constances fondatrices forment l’ossature du livre. Elles sont le cadre et le moteur, ce qui permet tout le reste, que le livre raconte avec verdeur : les voyages, les combats, les livres, les polémiques ; toute l’agitation de la vie, dont le goût lui a été donné très tôt, et qui était justement le rêve à poursuivre. La vie, chez Yves Lacoste, est comme les géographes : quelque chose qui se secoue. Florent Georgesco
« Aventures d’un géographe », d’Yves Lacoste, Les Equateurs, 336 p., 21 €.
CORRESPONDANCE. « Lettres IV » de Samuel Beckett
Point d’orgue d’une gigantesque entreprise éditoriale, voici le quatrième volume de la correspondance de Samuel Beckett (1906-1989). Gigantesque parce que l’auteur d’Oh les beaux jours était un épistolier infatigable. Plus de 15 000 lettres au total ! Et il ne s’agit là que des missives retrouvées… Dans ce tome qui couvre les vingt-quatre dernières années de sa vie, les lettres de Beckett parlent d’« apothéose » et de déchéance.
L’apothéose, c’est celle du Nobel, en 1969. Ce prix, Beckett n’en veut pas. Quand tombe la nouvelle, il est en Tunisie, savourant solitude et baignades. Tout à coup, le voilà qui rase les murs de son hôtel. Vingt ans plus tard, c’est le grand âge et ses vicissitudes. Mais Beckett a une façon unique de raconter la vieillesse, comment il a perdu ses « chicots » et le « Rialto » (le bridge) qui les tenait. Comment sa cataracte nécessite qu’on lui « rafistole les yeux ».
Dans son introduction, Dan Gunn, professeur de littérature comparée à l’Université américaine de Paris et l’un des maîtres d’œuvre de ce volume, relève que « la lacune la plus flagrante de cette période est certainement celle de Mai 68, quand on sait de surcroît que de nombreux affrontements ont eu lieu autour de la place Denfert-Rochereau, à deux pas de chez Beckett ». De ce mois de mai, en effet, l’unique lettre s’adresse à une certaine Judith, qu’il appelle Juliet, et à qui il explique qu’il préfère le silence à la musique pour son mime Actes sans paroles 1. Une explication ? Peut-être celle qu’il donnera à Nicholas Shakespeare juste avant de s’éteindre. « Cher monsieur, pardon pour le retard à répondre (…). J’étais à l’écart. D’ailleurs, je le suis toujours. » Florence Noiville
« Lettres IV (1966-1989) », de Samuel Beckett, traduit de l’anglais (Irlande) par Gérard Kahn, édité par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck, Gallimard, 960 p., 58 €.