Une vidéo anti-Brexit « not sorry »
Une vidéo anti-Brexit « not sorry »
LE MONDE IDEES
Avec un humour très « british », un film de 90 secondes de l’organisation pro-européenne Best for Britain exhorte les Britanniques à renoncer à leur politesse légendaire et à exposer clairement leur opposition.
Les Britanniques passent leur temps à s’excuser, et il leur arrive de remercier lorsqu’on leur fait une crasse. Une vidéo hilarante mise en ligne par le groupe pro-européen Best for Britain, Speak up, tente de transformer ce cliché national en arme de campagne anti-Brexit. Pour réveiller le rebelle qui, selon eux, dort en chaque Britannique, ses concepteurs ont mis en scène une série de saynètes de la vie quotidienne.
Au restaurant, une femme trop polie salut d’un « c’est délicieux, merci » le serveur qui lui apporte un plat immangeable. La cliente d’une coiffeuse qui vient de la massacrer sourit et dit, reconnaissante : « J’adore ! » Au comptoir d’un pub, un consommateur qui peine à être servi s’excuse lorsqu’un mal élevé lui passe devant : « C’est ma faute, désolé…. Après vous. » Et lorsque le chien de son voisin souille sa pelouse, un homme en peignoir déclare sans se départir de son sourire : « Aucun problème, votre chien a fait une énorme merde sur ma pelouse. » Quel rapport avec le Brexit ?
La vidéo bascule soudain : « Cela fait trop longtemps que nous sommes un pays de gens “désolés” !, proclame une voix off. Maintenant, ça suffit. Même si cela contrarie vos instincts de petits Britanniques tremblants, il est temps de faire entendre votre voix. Elevez la voix ! Elevez la voix, putain ! Répétez après moi : “Je suis fou de rage et j’en ai ras le bol !” », reprenant la réplique culte du film de Sidney Lumet Network. Main basse sur la télévision (1976).
La femme du restaurant entre en fureur et renverse la table, la cliente rabroue la coiffeuse, le client du pub se fait respecter et l’homme en peignoir… lance les crottes sur son voisin. « Montrez au monde qui vous êtes vraiment, vous êtes des lions, vous êtes des héros, vous êtes la Grande-Bretagne ! », magnifie la voix off avant de toucher au but : « Si le Brexit vous tracasse, dites-le à votre député. Ce n’est pas parce que vous êtes britannique que vous ne pouvez pas parler franchement [“speak up”]. »
Brits! Speak up!
Durée : 01:45
La vidéo a été lancée le 18 octobre, deux jours avant l’impressionnante manifestation anti-Brexit qui a rassemblé plus de 700 000 personnes à Londres. Best for Britain, une organisation financée notamment par le mécène George Soros, mène une campagne qui vise à obtenir l’organisation d’un second référendum susceptible d’annuler le Brexit, figurait parmi les organisateurs de ce défilé très policé où, contrairement au mot d’ordre du clip, personne n’élevait la voix. Une marche compacte composée de Britanniques exprimant leur désarroi et leur inquiétude sur des pancartes confectionnées individuellement.
Mais si la manif pro-européenne, avec son déluge de drapeaux européens bleus étoilés a été un immense succès, tel n’est pas le cas de la vidéo Speak up, pourtant techniquement impeccable et au scénario délectable. Une petite merveille d’autodénigrement, marque de l’humour britannique. Sur Twitter, l’appel à la révolte anti-Brexit n’a été « aimé » que 4 200 fois et retweeté seulement 2 800 fois. Un bide. Sur YouTube, il a été vu 11 000 fois en trois semaines. Encore est-il gratifié de commentaires presque unanimement hostiles.
« L’élite qui veut rester dans l’Europe produit des vidéos foireuses comme celle-ci pour empêcher la volonté du peuple de se réaliser », proteste un internaute. Un autre fulmine : « Si vous voulez être un bon Britannique, acceptez les gens comme moi qui sont heureux de quitter l’Union européenne. » « Ne plus se laisser faire ? Mais c’est précisément l’idée du vote pro-Brexit », remarque un troisième qui demande aux « remoaners » – jeu de mot entre remainer, partisan du maintien dans l’UE, et moaner, rouspéteur – de cesser de geindre.
Pas de commentaires dans les médias
La vidéo, pourtant provocante, n’a pas fait l’objet de commentaires dans les médias. Si elle semble avoir manqué sa cible, c’est probablement que les pro-européens, exaspérés par le Brexit, ne se sont pas reconnus dans les personnages caricaturaux du film.
C’est sans doute aussi que le poids du vote populaire – 51,9 % en faveur du Brexit – dans un pays aux traditions démocratiques enracinées a clos le débat pour beaucoup. De fait, les sondages, s’ils enregistrent désormais une légère majorité en faveur du maintien dans l’UE, ne traduisent pas de basculement de l’opinion. Si Speak up ! n’est pas devenue « virale », c’est enfin, sans doute, que les Britanniques ne partagent pas la culture de protestation permanente des Français.
Certes, du luddisme (mouvement opposé au machinisme au début de la révolution industrielle) aux mineurs des années Thatcher, en passant par les suffragettes, l’histoire britannique des luttes sociales et politiques est scandée de révoltes radicales. Mais l’habitude de s’excuser s’est perpétuée.
« Nous les Brits, nous disons “sorry” cinquante fois par jour. Nous nous excusons lorsque quelqu’un nous pousse dans l’escalator. Il m’est même arrivé de dire “I’m sorry” en trébuchant sur un trottoir, écrit Guy Pewsey, chroniqueur à l’Evening Standard. Des excuses émises à tout bout de champ ont-elles encore un sens ? »
De fait, des ministres aux médecins et des harceleurs aux maris infidèles, l’actualité britannique est coutumière de ces « sorry » de convenance. Mais du Brexit, non, les Britanniques ne sont pas « désolés ».