« Gilets jaunes » : « On est une vague. Comment peut-on structurer un raz de marée ? »
« Gilets jaunes » : « On est une vague. Comment peut-on structurer un raz de marée ? »
Par Charlotte Chabas
Sur Facebook, certains tentent d’organiser des votes pour se choisir des porte-parole régionaux. Mais « l’organisation est le point noir du mouvement, et c’est pas près de se résoudre ».
Des « gilets jaunes », le 6 décembre, au Mans. / JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP
Qui parvient encore à s’y retrouver ? « C’est vrai que ça devient touffu », reconnaît Christelle F., esthéticienne de 32 ans, qui vit à Saint-Grégoire, dans la banlieue rennaise (Ille-et-Vilaine). Dans le dédale des dizaines et des dizaines de pages Facebook consacrées aux « gilets jaunes » dans sa région, cette mère de trois enfants divorcée jongle pourtant avec une facilité déconcertante. « Avec mes petits, je ne peux pas aller tous les jours sur les rassemblements, alors je reste informée comme ça », explique celle qui « est entrée dans la danse fin novembre », en comprenant que ceux qui manifestaient « étaient comme moi, pour une fois ».
La semaine passée, Christelle F. a pourtant « beaucoup hésité ». Devait-elle prendre part au vote organisé par un groupe rassemblant près de 10 000 personnes pour « choisir le porte-parole breton des “gilets jaunes” » ? Partagée entre le pragmatisme d’avoir « besoin de quelqu’un pour porter leur revendication », et l’écueil de « trouver une personne fiable qui ne nous trahisse pas », elle reconnaît que « l’organisation est le point noir du mouvement, et c’est pas près de se résoudre ».
Sur la page Facebook créée le 30 novembre, une cinquantaine de candidatures ont pourtant afflué de toute la Bretagne pour assurer cette fonction de porte-parolat. Les seules conditions pour postuler, « être apolitique, non syndiqué et être, bien sûr, convaincu par le mouvement des “gilets jaunes” ».
Ils sont peintres, commerciaux, auxiliaires de vie, infirmiers, agriculteurs…, tous ont en commun de vouloir « ajouter leur pierre à l’édifice », résume Jérôme Allo, électromécanicien dans la région de Vannes (Morbihan). « A un moment, on a besoin de se structurer pour pouvoir faire remonter les informations du terrain jusqu’au palais d’argent », explique ce « gilet jaune » de « la première heure ». Mais dans les commentaires, sous les professions de foi et les messages vidéo des candidats, le débat fait rage : les « gilets jaunes » ont-ils vraiment besoin de porte-parole ?
« Faire remonter sans déformer »
Certains se sont bien essayés à l’exercice. Le 26 novembre, une délégation de huit « communicants officiels » avait été désignée dans des circonstances encore obscures pour « engager une prise de contact sérieuse et nécessaire » avec les représentants de l’Etat et porter une série de revendications communes. Mais le torrent de critiques venues du terrain, voire de menaces, a freiné leurs élans. Ils sont maintenant une dizaine de figures de la mobilisation à prendre la parole publiquement, sans avoir été officiellement désigné pour cela.
Pour Jérôme Allo, qui enchaîne les réunions dans toute la Bretagne, c’est là tout le paradoxe du mouvement : « Tout part du bas, mais on ne sait pas encore comment le faire remonter sans le déformer. » Lui, qui se décrit comme doté d’une « facilité de dialogue », aimerait pourtant « trouver la solution ». « Pour pas qu’on se fasse reprocher de ne pas être constructifs », dit ce père de famille titulaire d’un BTS [brevet de technicien supérieur], qui a enfilé le gilet jaune parce qu’« à ce rythme-là, [il] ne pourra rien laisser à [ses] trois enfants ». « Parce que des idées, on n’en manque pas », dit-il.
La semaine passée, lui et cinq autres « gilets jaunes » de Plémet et Pontivy se sont réunis à son domicile, pour rédiger les doléances à adresser à Marc Le Fur, député Les Républicains des Côtes-d’Armor. « Rien qu’en faisant cette action on s’est pris des messages clamant qu’on n’avait aucune légitimité », reconnaît Jérôme Allo, qui concède : « On ne pourra jamais représenter tout le monde. »
« On ne pourra pas faire l’unanimité »
Pourtant, « si personne ne s’investit, on n’arrivera jamais à rien », affirme Guillaume Vadier, qui s’est, lui aussi, porté candidat pour le porte-parolat breton. A 34 ans, ce commercial qui fait en moyenne 130 kilomètres par jour pour travailler reconnaît que l’exercice pourrait se révéler être « un numéro d’équilibriste » : « Il faudra être humble, on ne pourra pas faire l’unanimité. » Mais, il en est persuadé, « on peut parler avec tout le monde, tous les milieux, et trouver des points communs dans tous ces avis différents ». Il en veut pour preuve ces longues journées de blocage, « où des gens aux opinions politiques très différentes passent dix heures côte à côte ».
Alors tant pis pour sa vie quotidienne, ses heures de sommeil sacrifiées, l’organisation familiale chamboulée. Guillaume Vadier, sa femme et leurs trois enfants sont « prêts à ça ». « A aucun moment je ne vois ce rôle comme décisionnaire, ce serait juste un rouage dans notre fonctionnement, jamais l’Elysée ne recevra une foule pour discuter », explique Guillaume Vadier.
Même parmi les candidats, certains doutent du bien-fondé de cette désignation. Pour Guillaume Paque, un de ces « nés au milieu des classes moyennes qui a dégringolé l’échelle sociale », le mouvement des « gilets jaunes » est « un cadeau du ciel ». « Ce qu’on fait est inédit, on est en train d’inventer un nouveau modèle de contestation, conclut ce Morbihannais de 50 ans. Nous n’avons pas besoin de structure, on est une vague. Comment peut-on structurer un raz de marée ? On attend juste qu’il déferle pour reconstruire ensuite. »
« Une force insaisissable »
« Qui a besoin d’interlocuteurs ? Les journalistes et les politiques. Nous, pas forcément », renchérit dans les commentaires de la page Facebook Alice L., cariste intérimaire de 28 ans qui vit à Rosporden (Finistère). « Notre organisation, elle existe déjà en ligne, entre amis, entre voisins, sur les ronds-points. C’est pas parce que ça rentre pas dans leur case “grève classique” que ça n’a pas de valeur », explique celle qui a été « heureuse le jour où sa paye a atteint les quatre chiffres ». Pour cette « gilet jaune », « tant qu’on reste une force insaisissable et sans personne à corrompre à sa tête, on sera forts ».
Sur la page Facebook pour désigner le porte-parole de Bretagne, le vote s’est clos après vingt-quatre heures en ligne. C’est Maxime Nicolle, plus connu sous le pseudonyme « Fly Rider », qui a été choisi. Cet intérimaire de 31 ans, qui vit à Dinan (Côtes-d’Armor), avait été invité sur le plateau de l’émission de Cyril Hanouna, « Touche pas à mon poste », le 20 novembre, pour parler de la colère des « gilets jaunes ». Depuis, son compte Facebook est devenu l’un des plus actifs sur le suivi des blocages, relayant autant des informations sur les actions que des sujets plus polémiques et mensongers. Mais le jeune homme à la barbe rousse, dans un des directs nocturnes dont il est coutumier, affirmait à la fin de novembre ne pas vouloir être porte-parole du mouvement, à moins qu’il ne réunisse trois millions de votes. Sur la page consacrée, il n’en a réuni que 1 496. Depuis le résultat, l’intéressé ne s’est pas manifesté.
Sur un autre groupe censé désigner un porte-parole pour l’Ile-de-France, on a finalement préféré annuler le vote, « face au refus général des “gilets jaunes” pour fixer un représentant ou un porte-parole régional ». « Trop tôt pour déterminer une telle organisation », conclut l’organisateur du sondage.
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