Affaire Shamima Begum : la presse britannique sceptique
Affaire Shamima Begum : la presse britannique sceptique
Par Simon Auffret
La décision du ministre de l’intérieur de retirer la citoyenneté britannique à la jeune femme de djihadistes est sévèrement critiquée par de nombreux médias britanniques.
Le ministre de l’intérieur britannique, Sajid Javid, le 19 février 2019. / TOLGA AKMEN / AFP
Une décision « mauvaise » et « radicale », tant sur l’aspect politique que juridique : la déchéance de nationalité de Shamima Begum, jeune femme de 19 ans partie de Londres en 2015 pour rejoindre l’Etat islamique (EI), est sévèrement critiquée par de nombreux médias britanniques. Les éditorialistes outre-manche voient en l’initiative du ministre de l’intérieur, Sajid Javid, une manœuvre politicienne plus qu’un choix stratégique dans la gestion du retour de Syrie d’anciens djihadistes et de leur famille. Sujet qui divise depuis plusieurs semaines les capitales européennes.
« L’absence de nationalité de Shamima Begum ouvre une boîte de Pandore », résume, dans sa version britannique, le magazine Wired. En retirant sa citoyenneté à Shamima Begum, qui n’en possède pas d’autres et souhaite désormais rentrer au Royaume-Uni, Londres pourrait en effet faire d’elle une apatride. La loi britannique autorise la déchéance s’il y a des « éléments suffisants pour prouver que la personne déchue peut se retourner vers un autre pays pour en obtenir la nationalité », ce que Sajid Javid a estimé possible au vu des origines bangladaises des parents de Shamima Begum, aujourd’hui réfugiée dans le camp de Al-Hawl, dans le nord-est de la Syrie. Mais le Bangladesh a refusé de prendre en charge la jeune femme et son nouveau-né : celle-ci ne possède donc plus aucune nationalité, une situation contraire aux conventions internationales signées par le Royaume-Uni.
« C’est une catastrophe assurée pour l’avenir »
« Une mesure aussi radicale que celle de la déchoir de la nationalité britannique donne une piètre image d’un pays qui demande fréquemment à d’autres gouvernements de rapatrier leurs immigrants illégaux », souligne dans The Independant, mercredi 20 février, l’éditorialiste Rashmee Roshan Lall, avant d’envisager la question sous un angle sécuritaire : « Est-ce que le Royaume-Uni est un pays plus sûr maintenant que la nationalité britannique a été retirée à Shamima Begum ? La réponse est non. »
Laisser la responsabilité d’anciens djihadistes britanniques à d’autres pays est jugé irresponsable par plusieurs journaux, pour qui leur retour au Royaume-Uni est un enjeu essentiel de la lutte contre le terrorisme. Anthony Loyd, le journaliste du Times qui a rendu visible l’histoire de Shamima Begum en la rencontrant en Syrie, à la fin du mois de janvier, encourage dans un article le ministre de l’intérieur à apporter « son soutien à un rapatriement rapide de Syrie de tous les membres britanniques de l’Etat islamique (…). La situation actuelle, avec plus de 900 combattants étrangers et 3 000 femmes et enfants de quarante-neuf pays, bloqués dans des camps d’une des zones les plus instables du Moyen-Orient est insoutenable. C’est une catastrophe assurée pour l’avenir. »
Dans un autre éditorial, la rédaction du Times envisage d’abord les retombées en termes de renseignement que pourrait apporter un retour au pays de Shamima Begum :
« L’occident en sait très peu sur l’EI et sa capacité à convaincre une adolescente britannique, pourtant bien sous tout rapport, de rejoindre sa cause. Son départ a montré tout ce qu’il y a de vulnérable dans notre société et nous nous devons de combler ce manque par plus de connaissances. Il est temps pour Shamima Begum de montrer qu’elle peut être une citoyenne britannique loyale à son pays. »
« Même si Shamima Begum était la pire terroriste à être née dans l’histoire du Royaume-Uni, la décision de Sajad Javid n’est pas la bonne, soutient également Sonia Sodha dans le Guardian. D’abord en termes de sécurité nationale, ensuite parce que cela contrevient aux engagements internationaux du pays. »
Les Britanniques favorables à la déchéance
La position adoptée par les grands médias semble pourtant aller à l’encontre de l’opinion publique – selon un sondage, 76 % des Britanniques approuveraient la déchéance de nationalité de Shamima Begum. L’endoctrinement apparent de la jeune femme, qui a qualifié l’attentat de Manchester, lors duquel vingt-deux personnes sont mortes en mai 2017, de mesure de « représailles » aux frappes de la coalition occidentale contre les djihadistes, a donné une très mauvaise image, ce que résume le tabloïd The Sun :
« Elle n’a montré aucun remord, n’a donné aucune excuse, et semble totalement indifférente à la barbarie de l’Etat islamique. Sa nonchalance est ahurissante, au même niveau que sa propension à penser qu’elle mérite une once de pitié de la part du peuple britannique. Elle doit encore nous convaincre qu’elle n’est pas une menace pour le Royaume-Uni, et le gouvernement doit inspecter tous les moyens légaux pour s’assurer qu’elle ne mettra plus jamais un pied dans ce pays. »
Critiqué par son collègue David Gauke, ministre de la justice, et par plusieurs experts internationaux sur la question de l’apatridie, Sajid Javid pourrait être contraint à faire marche arrière et rendre à l’ancienne membre de l’Etat islamique sa nationalité britannique. La famille de Shamima Begum a fait appel de la déchéance de nationalité, rappelant à la justice anglaise un précédent : en 2017, deux hommes d’origine bengalie avaient contesté et fait annuler la perte de leur citoyenneté sous prétexte qu’ils ne pouvaient pas l’obtenir dans le pays de leurs parents.