Sabine Prokhoris : « Contre Christine Angot, un pas supplémentaire dans la haine a été franchi »
Sabine Prokhoris : « Contre Christine Angot, un pas supplémentaire dans la haine a été franchi »
Par Sabine Prokhoris (philosophe)
Invitée à Vannes au festival Les Emancipéés, la romancière Christine Angot a été l’objet d’attaques antisémites, dont l’outrance a atteint le seuil de l’appel au meurtre dénonce la philosophe Sabine Prokhoris dans une tribune « Au Monde ».
Christine Angot durant une conférence organisée à Paris en novembre 2013. / KENZO TRIBOUILLARD / AFP
Tribune. Décidément cela ne se tarit pas. L’ignominie antisémite ne cesse de déverser son flux fangeux. La cible, cette fois, en est Christine Angot, invitée le samedi 23 mars à Vannes au festival Les Emancipéés.
L’inscription suivante a souillé des visages dessinés à l’occasion de cette manifestation culturelle sur les murs de la Maison des arts par des artistes de street art : « Tous ensemble le 23 mars pour lyncher Christine Angot », et sous ces mots, telle une signature, une croix gammée. Un peu plus loin, tagué sur un autre visage : « Angot » est-il écrit. A ce nom est ajouté le tracé d’une balafre barrant la joue du portrait. Et, pour qui n’aurait pas compris, sous le nom de la romancière, sur le mur réservé aux artistes présents lors du festival, cette inscription au ras du sol : « A balafrer. » Enfin, cette inscription : « Christine Angot alias Pierrette [sic] Schwartz tu prendras l’acide en pleine gueule le 23 mars. Sale pute juive à négro ». Et dessous une croix gammée, encore.
Face à cet antisémitisme décomplexé doublé d’un racisme explicite – l’on se souviendra bien sûr des « judéo-nègres » de Céline –, la tentation est forte de s’abandonner au découragement et au dégoût jadis exprimés par Freud en ces termes à l’un de ses correspondants : « Dans la question de l’antisémitisme, je n’ai guère envie de chercher des explications, je ressens une forte inclination à m’abandonner à mes affects, et je me sens renforcé dans ma position totalement non scientifique par le fait que les hommes sont bien, en moyenne et pour une grande part, une misérable canaille. »
Haut-le-cœur et effroi
Nous ajouterons : « misérable canaille » non par nature ou par fatalité, mais pour autant que certains – ils pourraient en décider autrement – choisissent de se dérober à l’exigence culturelle proprement dite, à savoir la soumission à des limitations de la brutalité qui ne sont d’ordre ni affectif ni rationnel, mais strictement et sèchement éthique. Rien de plus fragile. Rien de plus dignement humain.
Or plus encore aujourd’hui, c’est-à-dire après la Shoah, l’antisémitisme représente cette atteinte irrémissible qui menace de ruiner la « société civilisée » dès lors que les pulsions de haine et de destruction cessent d’être inhibées.
Alors, surmontant la colère, le haut-le-cœur, mais aussi l’effroi, tentons de formuler non pas une explication, mais quelques remarques en forme de mise en garde.
En premier lieu ceci. Ces tags, qui recyclent la dimension de misogynie pornographique de tout un aspect de l’antisémitisme, bien décrite, à la suite d’autres auteurs, par Delphine Horvilleur dans son récent ouvrage Réflexions sur la question antisémite (éd. Grasset, 2019, 162 pages, 16 euros), visent aujourd’hui une femme de lettres, qui se trouve être aussi une voix du débat intellectuel.
Une haine qui s’autolégitime par l’appel à « tous »
Tout cela advient dans un climat général de dénonciation sentimentalo-haineuse des « élites » (cosmopolites) et de défiance envers l’intelligence supposée fomenter le malheur du (vrai) « peuple ». Ce point mérite qu’on le souligne, car au-delà de l’inquiétante abjection des mots, et des signes nazis, qui ont visé Christine Angot, il signale le mépris souverain pour tout travail intellectuel et artistique, d’autant que les tags ainsi apposés viennent barbouiller et abîmer des œuvres d’artistes. Seule la haine a droit à l’« expression ». Une haine qui s’autolégitime par l’appel à « tous », foncièrement corrupteur. Car qui ça, « tous » ? Vous et moi ? L’adresse au passant dans la rue semble bien y prétendre.
Ensuite, cette attaque antisémite gravissime s’ajoute à d’autres, qui se sont multipliées ces derniers temps : croix gammées sur les portraits de Simone Veil, diverses « quenelles », sans oublier Alain Finkielkraut traité de « grosse merde sioniste ». Par un effet cumulatif, joint à la banalisation qu’entraîne la répétition – pas de jour sans que ne soit signalé un incident antisémite –, on peut craindre que la mince frontière qui nous sépare du pire ne s’amenuise de jour en jour.
Enfin, soyons attentifs aux termes que l’on utilise pour décrire ce qui se passe. « La parole (ou la haine) antisémite se libère », peut-on ainsi lire trop souvent. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus. Rien de plus exact en l’occurrence. Car employer ce beau mot – « libération » – pour qualifier ce qui est pur et simple déversement d’égouts, témoigne d’une confusion ou d’une paresse de pensée qui ne peut que renforcer chez les auteurs de ces paroles-vomissures le sentiment qu’ils sont en réalité des opprimés lesquels s’arrachent alors légitimement à la répression de leur parole méprisée.
C’est ainsi que cette fois, contre Christine Angot, un pas supplémentaire dans la haine a été franchi : puisque à l’injure ordurière habituelle se sont ajoutés l’incitation à la défiguration et l’appel au meurtre. Sans circonvolutions ni détours. Attention : danger, pour nous tous.
Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste. Son dernier ouvrage, Déraison des raisons. Les juges face aux nouvelles familles, a paru au PUF (2018). Troisième édition du festival de littérature, chanson et autres libertés, à Vannes et Arradon (Morbihan), Les Emancipéés ont eu lieu du 18 au 24 mars 2019. Concerts, conférences chantées, lectures mises en scène, bal littéraire, bande dessinée, avec plusieurs artistes et journalistes, dont Christine Angot, Claire Chazal, Béatrice Dalle, Virginie Despentes, Françoise Fabian et JoeyStarr.