A Abidjan, Sony et Universal rivalisent pour produire les stars de la musique africaine
A Abidjan, Sony et Universal rivalisent pour produire les stars de la musique africaine
Par Arnaud Robert (Abidjan, envoyé spécial)
Kavinsky, Beyoncé, Cesaria Evora, Stromae, Ayo, C2C : José Da Silva et Romain Bilharz chassent et propulsent les talents sur le continent. Rencontre croisée.
José Da Silva, de Sony, à gauche, a découvert Césaria Evora. Romain Bilharz, d’Universal, à droite, a produit Stromae. Tous deux sont désormais voisins à Abidjan pour découvrir les nouveaux talents africains. | Arnaud Robert
Ce sont deux villas blanches avec piscines, terrasses plongeantes et sols marbrés, séparées seulement par la pelouse de l’Ivoire Golf Club. A l’ouest, à côté de l’ambassade américaine, la villa Sony : son studio en construction, sa bâche immense qui recouvre presque entièrement la façade avec les visages imprimés de Beyoncé, Black M ou Youssou N’Dour. A l’est, collée au siège de l’Unicef, la villa Universal, assez vide encore elle aussi, avec une immense porte tambour en bois et une petite dépendance posée sur l’eau qui pourrait servir de cabine d’enregistrement. Depuis les deux demeures patriciennes, qu’on dirait empruntées à une novela brésilienne ou à un film de Nollywood, on aperçoit des caddies accablés de chaleur déambuler sur le green. Mais ni le patron de Sony Music Côte d’Ivoire, ni celui d’Universal Music Africa ne sont là pour jouer.
On aurait aimé raconter la bataille épique des deux filiales : les numéros un et deux de l’industrie musicale mondiale qui décident d’ouvrir presque au même moment un bureau à Abidjan. Deux producteurs français majeurs qui vont traquer dans la capitale économique de l’Afrique francophone la prochaine superstar née sur le continent. A gauche, José Da Silva, 57 ans, ancien aiguilleur pour la SNCF qui a propulsé Cesaria Evora, mais aussi des dizaines d’artistes africains au sein de son propre label, Lusafrica. A droite, Romain Bilharz, 46 ans, l’homme qui a mis Stromae dans nos oreilles, mais aussi Kavinsky, Ayo ou C2C. Le premier a convaincu Sony de l’envoyer en Côte d’Ivoire. Le second a donné l’envie à Vincent Bolloré d’ouvrir une ambassade mélomane à Abidjan. De part et d’autre, les enjeux sont grands. Et pourtant, la guerre du Golf Ivoire n’aura sans doute pas lieu.
Maillot de bain
Un dimanche après-midi, tout juste sorti de sa piscine, José Da Silva reçoit en maillot de bain : « Ah vous voulez rencontrer aussi Romain ? Eh bien appelons-le ! » Dix minutes plus tard, le patron d’Island Africa débarque dans la villa Sony, après avoir contourné le Golf par le Boulevard de France. Les deux se connaissent très bien, depuis des années. Quand José Da Silva peinait à obtenir de Sony l’accord pour ouvrir un bureau à Abidjan, il a servi de consultant pour le projet d’Universal qui était alors plus avancé : « On a aussi travaillé avec Romain sur la tournée africaine de Stromae à laquelle j’ai prêté mon concours. » Sur le papier, on a pourtant du mal à imaginer ce qui rassemble les deux producteurs.
La piscine de la villa Sony à Abidjan, à l’ouest du golf, près de l’ambassade américaine, avec les stars de la maison: Beyoncé, Black M ou Youssou N’Dour. | Arnaud Robert
José Da Silva, né à Dakar, est le fils d’une femme de ménage cap-verdienne qui l’a élevé dans une chambre de bonne au huitième étage de la rue Marbeuf à Paris : « Elle décorait les cartons de napperons pour faire croire à des meubles. Tout son argent passait dans les disques. Le dimanche matin, on écoutait toujours “Sodade”, le morceau chanté par l’Angolais Bonga. » Quelques années plus tard, après avoir fait le DJ dans des mariages de la communauté ivoirienne ou libanaise à Paris, Da Silva crée un label pour produire une chanteuse cap-verdienne oubliée et il lui demande d’interpréter « Sodade ». Le triomphe sera planétaire. Pour Cesaria Evora, Da Silva quitte le fonctionnariat à la SNCF et devient producteur à temps plein. Avec Lusafrica, il publie aussi des dizaines de tubes panafricains, dont ceux du Gabonais Oliver N’Goma.
Romain Bilharz, lui, adopte l’Afrique quand il est encore musicien. Au milieu des années 1990, il vit au Cameroun, puis à Dakar, produit des artistes hip-hop ou reggae. Il est un très proche du rappeur et militant sénégalais Didier Awadi qui lui sert aujourd’hui encore de tête chercheuse. De retour en France, il occupe diverses fonctions au sein de Polydor France, travaille avec Feist, Paris Combo, Juliette Greco ou Abd Al-Malik puis refonde Island France, en hommage au label créé par le Jamaïcain Chris Blackwell, producteur de Bob Marley : « J’ai beaucoup admiré l’ouverture d’Island Records, l’idée aussi qu’un label du Sud conquiert le Nord. Même si je travaille depuis une vingtaine d’années pour des majors du disque, j’ai toujours gardé un esprit militant, en particulier lorsqu’il s’agit de musiques africaines. » Il faut l’arrivée de Vincent Bolloré à la tête de Vivendi Universal pour que son idée ancienne de créer une antenne africaine de la maison de disques se réalise.
« On ne fait pas dans l’humanitaire »
« Forcément, cela a tout changé. L’Afrique fait partie de l’ADN de Bolloré. Il est en train de créer sur le continent un réseau de 50 à 100 salles de cinéma et de spectacle, sur le modèle de L’Olympia parisien, qui lui appartient. Il y a donc un mouvement général dont notre label Island Africa bénéficie. » Finalement, Universal s’installe il y a quelques mois à Abidjan, suivi par Sony Music Côte d’Ivoire qui dispose d’un budget deux fois plus faible. Les deux villas choisies par les multinationales, cossues et implantées dans le quartier résidentiel de Cocody, servent de symbole à un retour stratégique. Dans les années 1970 et 1980, Abidjan était considérée comme une plaque tournante de l’industrie musicale en Afrique. Des musiciens et des producteurs du continent entier venaient s’y installer. Depuis la fin de la crise politique ivoirienne, les affaires reprennent dans le pays et l’industrie musicale revoit la mégalopole francophone comme un pôle qui puisse concurrencer la suprématie culturelle de Lagos, la mégalopole nigériane, 1 000 km plus à l’est.
José Da Silva : « Avec Romain Bilharz, on partage sans doute une même philosophie. On souhaite que l’Afrique bénéficie des mêmes structures de production, des mêmes investissements dans le domaine de la culture que les autres continents. Mais on ne fait pas dans l’humanitaire. Les majors regardent les chiffres : il y a 700 millions de téléphones portables en Afrique, le streaming arrive. L’Afrique est déjà un marché important et il va exploser. » En arrivant à Abidjan, Da Silva a fait le tour des beatmakers en vue, qui lui ont donné à entendre leur production ; certains compositeurs ivoiriens, comme Bébi Philip, vendent déjà leurs morceaux à des stars du Nigeria mais aussi à des artistes européens ou américains.
Sony Music a signé plusieurs artistes ivoiriens, dont Tour de Garde et le groupe de zouglou Révolution, un quatuor qui a cartonné avec son morceau « Je bois plus » et que l’on rencontre en marge du grand festival de musique Femua qui célébrait cette année sa dixième édition : « On ne connaissait pas Monsieur Da Silva quand il est venu nous proposer un contrat, raconte Prométhée. L’arrivée de Sony, c’est le signe de la professionnalisation de la musique en Côte d’Ivoire. Quand on a vu notre tête à côté de celle de Beyoncé ou Pharrell Williams sur la bâche de la villa Sony, on était au-delà du rêve. » Ni chez José Da Silva, ni chez Romain Bilharz, le sentiment pourtant de débarquer en terrain conquis. Bilharz : « Les musiciens ne nous attendaient pas. Les deux locomotives de la musique en Afrique, le Nigeria et la Côte d’Ivoire, n’ont pas besoin de nous. On doit justifier de notre présence en montrant notre savoir-faire et notre force de frappe. »
Du côté d’Universal, c’est surtout le groupe ivoirien Kiff No Beat qui suscite d’importants espoirs. Programmés sur la scène du Femua avec une large troupe de danseurs et un spectacle peaufiné, les jeunes rappeurs puisent dans la pop locale, dans le coupé-décalé, pour une musique qui a vocation à conquérir le marché africain avant le reste du monde. Avant de donner il y a quelques jours un concert à L’Olympia de Paris, ils ont publié un clip dispendieux pour accompagner leur titre « Pourquoi tu dab ? » : « Pendant des années, explique Didi B, on faisait tout nous-mêmes. Alors le fait qu’Universal finance ce clip avec un réalisateur nigérian, ça a été une claque énorme pour nous. Ils n’étaient pas obligés. On a senti qu’on avait changé de catégorie. »
Début de renversement des énergies
Dans la villa d’Universal, petite ambiance de start-up ou de téléréalité. Une jeune chanteuse malgache, Deenyz, celle qui vient de remporter le concours télévisé Island Africa Talent, y loge depuis un mois. Avec des beatmakers ivoiriens et des musiciens qui l’aident à fabriquer son prochain disque, elle rêve surtout au succès d’un autre artiste Universal, Stromae : « Il m’a fait pleurer en dansant. C’est ce que je cherche à faire. De la musique qui divertisse et émeuve. » Difficile de dire si la prochaine star internationale africaine va naître dans l’une de ces deux maisons, si elle aura besoin ou non d’une major du disque. Lagos a pris de l’avance avec des artistes comme Wizkid qui enregistre déjà avec Drake. Mais quelque chose se joue incontestablement dans le choix de deux producteurs d’importance de venir s’installer à Abidjan et dans le soutien qu’ils ont obtenu de leur multinationale respective.
La chanteuse malgache Deenyz, qui vient de remporter le concours télévisé Island Africa Talent, loge depuis un mois dans la villa de Sony à Abidjan | Arnaud Robert
José Da Silva : « Bien entendu, on rêve de permettre à un musicien d’importance mondiale de naître ici. Mais nous sommes résolument tournés vers le marché africain. Les réseaux sont tels entre les villes du continent qu’un artiste peut très bien vivre avec l’Afrique seulement. » Les deux villas se veulent des incubatrices avec résidences pour artistes, studios, lieux de rencontres. Elles participent d’un début de renversement des énergies, en accompagnant l’intérêt puissant dont des artistes français d’origine africaine (Stromae, MHD, Black M, Maître Gims, par exemple) témoignent face aux musiques électroniques africaines.
Pour Romain Bilharz, il n’y a plus de tentation de l’exotisme ni même de colonialisme mal digéré derrière cette ouverture vers l’Afrique : « Avec José, on est passionnés, mais on n’est pas idéalistes. On aurait pu rester en France dans notre confort. Si on a décidé de redémarrer à zéro, c’est parce que sur cette terre, près de deux tiers des gens ont moins de 35 ans. Et que chez nous, c’est l’inverse. C’est donc ici que cela se passe. »