Derrière l’arnaque au climatiseur miracle, les réseaux mondialisés du « dropshipping »
Derrière l’arnaque au climatiseur miracle, les réseaux mondialisés du « dropshipping »
Par Damien Leloup
Des réseaux de sites vendant des produits de faible qualité, avec des publicités douteuses, tirent parti des grandes plates-formes du Web.
Fin juin : la température flirte avec les 36 oC à Paris, pendant plusieurs jours. Sur la quasi-totalité des sites Internet de France fleurissent alors des publicités promettant un climatiseur exceptionnel à un prix cassé. On trouve ces publicités sur Facebook, dans les recherches Google, ou encore affichées de manière automatisée sur des services comme Outbrain ou Taboola, sur les sites de la plupart des médias, dont Le Monde. Les photos montrent un petit cube d’un bleu rafraîchissant ; le texte vous promet un prix imbattable sur le « climatiseur que les Français s’arrachent » et qui « bat tous les records de vente ».
LE MONDE
Un clic plus loin, on découvre, épaté, que ce petit bijou, alternativement appelé « Airfreeze », « Fresh Air », « Cooler pure air » ou autres, est « équipé des dernières technologies issues de la recherche climatique », et que « la plupart des climatiseurs déjà existants sur le marché sont dix fois plus gros et jusqu’à huit fois plus chers, pour une performance moins bonne ». Pourquoi se priver ?
Bien sûr, la réalité est moins rose. Le « climatiseur » n’en est pas un : l’UFC-Que choisir, qui a testé un modèle similaire en 2018, note qu’il ne rafraîchit que très modérément, que son « flux d’air s’estompe dès 70 cm », qu’il fuit, et que contrairement aux promesses des publicités, il est particulièrement bruyant. Le prix, lui non plus, n’est pas franchement exceptionnel : on peut le trouver à un peu plus de cinq euros sur le site d’import de produits chinois Aliexpress, soit 10 % du prix affiché sur les publicités. Pire, une partie des clients ayant cédé aux sirènes des réclames et commandé ces cubes n’ont pas pu constater par eux-mêmes son inefficacité : comme l’attestent des centaines de messages publiés en ligne par des mécontents, les commandes sur ce type de sites arrivent très tardivement, quand l’appareil est effectivement livré.
D’où proviennent ces publicités et ces dizaines de sites différents, tous très semblables ? Qui en est à l’origine ? Le Monde a pu remonter la piste de deux réseaux internationaux distincts, spécialisés dans l’import de produits chinois et le « dropshipping » – vente de produits expédiés directement par le fournisseur au client, et qui ont massivement ciblé la France et d’autres pays avec des publicités mensongères ces derniers mois.
De Paris à Singapour, de Singapour à Paris
Le premier se concentre autour d’une société basée à Singapour, Expertisy, dont l’adresse physique est celle d’un cabinet d’avocats dans la cité-Etat. Mais Expertisy n’est pas totalement asiatique, elle dispose aussi d’une succursale au Luxembourg, et son directeur, l’un des trois salariés que compte l’entreprise, est un jeune Français. Expertisy, qui gère une série de sites de commerce portant des noms et des adresses très différents, a été créé par deux autres Français, Mathias Veil et Tanguy Delecourt, qui se présentent sur les réseaux sociaux comme des « serials entrepreneurs ».
Ils sont aussi les fondateurs de VDL factory, une société qui est l’actionnaire unique d’Expertisy et qui englobe notamment Oulaladeals, une plate-forme disponible en huit langues qui vend des objets variés importés de Chine. Cette dernière fait l’objet de nombreuses critiques sur les sites spécialisés : produits de mauvaise qualité, colis non livrés, refus de remboursement et d’annulation de commandes, absence de numéro de suivi, délais de livraison très importants, etc.
VDL Factory a également créé d’autres plates-formes de vente, comme 1 day 1 Product. Sur son site Internet, elle revendique avoir vendu « 700 000 produits dans le monde entier » en 2017, et généré « 28 millions de dollars [25 millions d’euros] de chiffre d’affaires » en investissant « 11 millions de dollars dans la publicité en ligne » ; le tout grâce à des « algorithmes d’optimisation des dépenses publicitaires ». D’après les documents déposés auprès du registre du commerce de Singapour, la seule société Expertisy a réalisé en 2018 un chiffre d’affaires de près de 13 millions d’euros. Ses deux fondateurs n’ont, pour l’heure, pas répondu aux multiples sollicitations du Monde par téléphone et par e-mail.
Ces différents sites flirtent avec les limites de la légalité. La rubrique « Foire aux questions » de Oulaladeals précise bien, de manière légale, que les éventuels frais de retour sont à la charge de l’acheteur, et que l’adresse de retour est située en Chine. Mais le site affiche aussi sur toutes ses pages de manière très visible un numéro de téléphone en France, laissant entendre que l’entreprise est dans l’Hexagone. La partie des conditions générales de vente consacrée aux garanties – et notamment aux conditions de retour de produits – est, elle, écrite en italien, contrairement au reste du texte, en violation de la législation.
Mais ce sont surtout les pratiques publicitaires d’Expertisy qui posent question. Outre le « climatiseur cube », elle vend aussi, grâce à de faux articles portant une discrète mention « article sponsorisé », plusieurs autres produits technologiques présentés comme révolutionnaires. Comme le drone X-Pro, dont les « images nettes de qualité exceptionnelles » ont « convaincu » l’auteur d’un publireportage. Mais beaucoup moins les clients, qui expliquent avoir reçu un « jouet » dont l’autonomie annoncée n’a rien à voir avec la réalité.
Publicités au ton conspirationniste
D’autres acteurs du business de l’export depuis la Chine vont plus loin. Un second réseau, qui a, lui aussi, inondé les ordinateurs et smartphones français de publicités mensongères pour des « cubes climatiseurs », a des pratiques commerciales qui ont carrément recours à des mensonges conspirationnistes.
Ce réseau, qui gravite autour du site Megadeals, vend par exemple un petit boîtier que l’on branche sur sa voiture et qui promet de réduire la consommation de carburants de « 10 à 15 % ». Vendu 30 euros, ce gadget, appelé Ecofuel ou Ecofuel 24, est présenté comme ayant été inventé par un ancien ingénieur de chez Renault, Eric Chauvin, dans des publicités vidéo diffusées principalement sur Facebook. Son invention ayant « dérangé » les grandes entreprises du pétrole, Eric Chauvin aurait perdu son emploi dans un sombre complot visant à le faire taire.
Sauf qu’Eric Chauvin n’existe pas. En 2018, il s’appelait Mathieu Bertrand et était étudiant en ingénierie à la Sorbonne, dans d’autres publicités similaires fact-checkées par Libération. En Norvège, il est présenté avec les mêmes images sous un autre nom, comme étudiant à l’université d’Oslo, et au Mexique comme un certain Felipe Morales, étudiant à Mexico. Quant à l’Ecofuel, le youtubeur électronicien australien David Jones l’a ouvert pour voir comment il fonctionnait. Conclusion : un joli circuit imprimé dont le seul rôle est de faire clignoter une diode par intermittence.
Megadeals vend de nombreux produits du même tonneau, tous fabriqués en Chine à bas coût, avec des publicités évoquant de géniaux inventeurs que l’Etat ou les grands groupes ont tenté de faire taire. Son dernier produit phare est un aspirateur robot, présenté par de nombreuses publicités comme moins cher et plus efficace que les grandes marques du commerce, et vendu entre 79 et 159 euros.
La réalité est toute autre : « Quand j’ai vu que le colis rentrait dans ma boîte aux lettres, j’ai tout de suite su que je m’étais fait escroquer », soupire Denise Taylor, une Texane qui a créé un groupe Facebook rassemblant un peu plus de six cents victimes d’arnaques de cette plate-forme. L’aspirateur-robot est un jouet d’une quinzaine de centimètres de large. Dans le groupe des victimes, les acheteurs partagent des vidéos du robot coincé par des obstacles minuscules, ou dont les balais se détachent après quelques heures d’utilisation.
L’aspirateur reçu par un client de Megadeals, à gauche, à côté d’un « vrai ». / FACEBOOK
Denise Taylor tente d’obtenir un remboursement, et découvre qu’elle doit renvoyer l’aspirateur, à ses frais, en Chine, à un tarif exorbitant. Une rapide enquête en ligne montre par ailleurs que l’adresse de retour n’existe pas, rendant tout remboursement classique impossible. Elle tente alors de faire annuler son prélèvement PayPal, mais ce dernier « préfère prendre l’argent des acheteurs plutôt que d’honorer sa garantie », regrette-t-elle. Depuis, Mme Taylor est parvenue à faire annuler la transaction, et a déposé des signalements auprès du FBI, de la Federal Trade Commission (qui régule le commerce en ligne) et du US Postal Service, qui dispose de pouvoirs d’enquête étendus.
« Ils fraudent aussi la poste et la douane, note Mme Taylor. Les colis sont expédiés avec une mention "Cadeau d’une valeur de 5 dollars" pour éviter les taxes. » Face à l’avalanche de critiques dans le groupe Facebook, un compte au nom de Megadeals a fini par s’inscrire pour proposer des remboursements directs aux acheteurs, du monde entier, qui en font la demande.
Qui contrôle Megadeals ? La plate-forme et ses différents sites renvoient tous à une société basée à Malte, enregistrée depuis le Royaume-Uni. Ces sociétés sont elles-mêmes contrôlées par un ressortissant portugais vivant en Estonie, Ricardo Pereira, où est aussi hébergé le site principal du réseau. M. Pereira, qui n’a pas donné suite aux demandes d’entretien du Monde, a précédemment travaillé dans la publicité en ligne en Suisse.
La responsabilité des plates-formes
Ces plates-formes sont totalement mondialisées : produits chinois, publicités dans le monde entier, plates-formes de paiement américaines ou canadiennes. Toutes, ou presque, utilisent les services de Shopify, le géant canadien coté à la Bourse de New York qui permet de créer facilement une boutique en ligne ; ils diffusent leurs publicités grâce aux services de Google et de Facebook, encaissent l’argent en passant par PayPal… Un même répétiteur Wi-Fi de mauvaise qualité ou cube climatiseur peut être vendu par plusieurs centaines de sites différents, utilisant les mêmes arguments mensongers dans dix langues différentes. Ce qui rend les poursuites plus difficiles : les sites changent souvent d’adresse ou de nom, limitant le nombre de plaintes et rendant les recoupements plus complexes.
Ces affaires douteuses prospèrent aussi et surtout sur le manque de vigilance des grandes plates-formes. « Les grosses plates-formes ne cherchent pas forcément à lutter contre les arnaques, si elles souhaitaient le faire, elles y arriveraient », estiment Anthony Legros et Jean-Baptiste Boisseau, qui gèrent le site Signal-Arnaques où les utilisateurs publient leurs témoignages sur des sites marchands. Les deux hommes, avec infiniment moins de moyens que les géants du Web, ont développé un logiciel de détection automatique des sites commerciaux suspects. « Facebook laisse faire malgré plusieurs plaintes, PayPal et les compagnies de cartes de crédits défendent ces entreprises frauduleuses, mieux que leurs clients », renchérit Bruno Mainardi, administrateur québécois du groupe Facebook rassemblant les victimes de Megadeals.
De son côté, Facebook explique n’avoir aucun intérêt à laisser des publicités malveillantes s’afficher sur sa plate-forme. Sollicitée par Le Monde, l’entreprise affirme supprimer régulièrement de nombreuses publicités douteuses, mais reconnaît volontiers que son système de modération n’est pas infaillible. Comme celui mis en place pour la modération des messages des utilisateurs, celui voué aux publicités se fonde largement sur des systèmes de détection automatisés, dans lesquels les signalements des utilisateurs, entre autres, jouent un rôle important.
Facebook indique par ailleurs au Monde avoir renforcé ses équipes de contrôle et ses outils ces deux dernières années, et solliciter régulièrement, par des sondages, ses utilisateurs ayant effectué des achats après avoir cliqué sur une publicité, pour vérifier par exemple que les produits commandés ont bien été livrés et correspondaient à leur description. Mais par la nature même du délai de livraison, des outils de ce type ne sont pas à même de détecter toutes les publicités mensongères, surtout lorsque leurs diffuseurs changent régulièrement de nom et de site.
Au Royaume-Uni, le réseau social finance un tout nouveau service d’aide aux victimes d’arnaque, à hauteur de 3,3 millions d’euros. Une somme attribuée à une ONG dans le cadre d’un accord à l’amiable après une plainte d’un présentateur de la télévision, qui s’était agacé de voir son visage utilisé dans des publicités pour des sites douteux. Le réseau social a également choisi d’inclure directement dans la version britannique de son application un outil pour signaler plus directement les publicités douteuses.